Dennis Morris, l’homme qui tombe à PIL

John Lydon, extrait de la session du premier album de Public Image Limited, 1978 / Photo : Dennis Morris
John Lydon, extrait de la session du premier album de Public Image Limited, 1978 / Photo : Dennis Morris

Comme souvent avec moi, tout commence par une anecdote. Ou plutôt un souvenir. Un souvenir assez précis, pourtant vieux d’un tout petit plus de trente ans. Le souvenir d’une première fois, la première fois à New York, dans les frimas du mois de janvier 1994 (ou peut-être décembre 1993 – j’ai un léger doute) : neige un peu partout, la silhouette de Manhattan qui se découpe sur un fond gris anthracite, froid à couper au couteau, fumée qui s’échappe des gobelets en carton…

Depuis quelques mois, je suis pigiste à Rock and Folk dont la rédaction en chef a été confiée en début d’année 1993 à Philippe Manœuvre, déjà un peu star mais pas encore nouvelle. Il a un nom, un passé à la télé, à la radio et dans la presse écrite. On ne dirait pas comme ça mais il connait aussi bon nombre de ses collègues britanniques qui comme lui, ont vécu aux premières loges l’irruption du punk et l’éclosion de l’après-punk. Alors, il en met certains à contribution. Il embauche ainsi le photographe Dennis Morris, qui de plus vit à l’époque à Paris…

Public à Coventry, 1977 / Photo : Dennis Morris
Public à Coventry, 1977 / Photo : Dennis Morris

Pour ce périple new-yorkais, je suis plutôt bien accompagné. De la maison de disques, c’est Pat Bellis qui fait œuvre de chaperon, attachée de presse de Labels – un département de Virgin qui s’est spécialisé dans les labels indépendants britanniques –, et Anglaise expatriée dans la ville lumière qui s’est occupée une décennie plus tôt de la promo d’un groupe balbutiant signé par Rough Trade, au nom commun de The Smiths… Déjà sur place à notre arrivée, Morris traque depuis quelques jours les musiciens de Primal Scream qui sont alors bien décidés à vivre pleinement au quotidien le titre de leur chanson magique, Higher Than The Sun. Nous avons été envoyés dans la Grosse Pomme pour partir à la rencontre de The Breeders, le projet d’abord récréatif de Kim Deal – bassiste de Pixies – et Tanya Donelly – guitariste de Throwing Muses –, auteur d’un premier album hypnotique produit par Steve Albini – l’Albini d’avant Nirvana – intitulé Pod et dont on a aussi beaucoup parlé dans les milieux autorisés parce que le batteur est celui de Slint… Trois ans plus tard, Donelly a d’autres idées, quand Kim Deal a l’envie de transformer The Breeders en une véritable aventure. Toujours accompagnée par la bassiste Josephine Wiggs et après avoir enrôlé sa sœur Kelley à la guitare et un batteur au physique de bucheron, Jim Mac Pherson, elle enregistre un deuxième album, The Last Splash, et surtout l’intro d’un single qui va tout renverser sur son passage : Cannonball. Le quatuor devient une vraie sensation. Alors qu’il enregistre un EP inédit dans un studio de Woodstock, Philippe Manœuvre pense donc que l’occasion est trop belle pour ne pas raconter l’histoire de ce hit surprise et d’essayer de savoir ce que ces trois drôles de dames et leur Charlie ont derrière la tête… Alors, aux États-Unis, on a mis les petits plats dans les grands. Voyage en limousine entre la grosse Pomme et Woodstock, studio champêtre et paisible où Pat Bellis, Dennis Morris et moi poireautons plusieurs heures avant que ces dames daignent nous recevoir. Morris tue le temps comme il aime (alors) tuer le temps : en enchainant un nombre assez impressionnant de spliffs. La rencontre accouche de pas grand chose : les jeunes femmes ont un air désabusé, Josephine Wiggs roule à l’envi des pelles à sa petite amie Kate Schellenbach assise sur ses genoux et Morris enfumé en profite pour planter à peu près toutes les photos – on s’en rendra compte au retour à Paris. Il trouve aussi le moyen d’oublier tous ses appareils dans la Limousine de location qui nous a raccompagnés à New York dans la nuit – et de réveiller Pat Bellis en pleine nuit pour régler le problème… De mon côté, je venais de passer sans tout savoir de lui une journée avec l’une des légendes de la mythologie musicale des années punk.

Sid Vicious à Stockholm, 25 juillet 1977 / Photo : Dennis Morris
Sid Vicious à Stockholm, 25 juillet 1977 / Photo : Dennis Morris

Vous l’aurez compris : la session de The Breeders dans la neige de Woodstock  ne figure pas dans la rétrospective que la Maison Européenne de la Photographie consacre aux photographies de Dennis Morris jusqu’au 18 mai 2025. Et ce n’est pas bien grave. Car Morris a beaucoup d’autres clichés à montrer, certains déjà passés à la postérité et ayant frappé l’imaginaire de plusieurs générations de post-adolescents rêvant de rébellion. L’histoire est belle. Et vraie. Passionné par la photo dès son plus jeune âge — comme l’un de ses modèles, Jacques-Henri Lartigue –, Morris, né en Jamaïque mais grandi dans les faubourgs londoniens, s’est entiché de la musique de Bob Marley, qui vient donner un concert dans la capitale anglaise au printemps 1973. Du haut de ses 13 ans, le jeune garçon sèche les cours, fait le guet devant la salle pendant cinq heures et accoste son héros à l’arrivée de ce dernier. Qui l’invite à entrer dans la salle. Ce sont alors deux destins qui se lient. Dennis Morris devient officieusement le photographe officiel de Marley, il l’immortalise dans des poses prises sur le vif qui vont faire le tour du monde alors que le chanteur se métamorphose en porte-parole d’une certaine génération avant de disparaitre bien trop tôt des suites d’un cancer de la peau. Mais Dennis Morris, et c’est ce que montre aussi très bien l’exposition de la MEP et le catalogue qui en est né – Music + Life –, est aussi un photographe du quotidien, influencé comme ile reconnait par l’œuvre humaniste de Cartier-Bresson. Il documente ainsi la vie de la communauté sikh, est le témoin privilégié de la communauté noire londonienne dans cette époque charnière – crise économique, arrivée de Thatcher au pouvoir, résurgence (déjà) du National Front ou autres partis qui s’en apparentent – que marquent la fin des années 1970 et le début des années 1980.

Admiral Ken et ses box-men, transportant le matériel de sonorisation, Hackney à Londres, 1973 / Photo : Dennis Morris

Et puis, l’homme a aussi d’autres cordes à son arc. Alors qu’il se fait le témoin de la scène punk et qu’il suit en particulier les Sex Pistols un peu partout, le voilà également directeur artistique chez Island Records. Il en profite pour signer The Slits et Linton Kwesi Johnson ; il est aussi le responsable de la photo dingue de Marianne Faithfull qui orne la pochette bleutée de la résurrection musicale de l’égérie du Swinging London, Broken English. Proche de Johnny Rotten redevenu Lydon après le désastre d’une tournée américaine, il est l’auteur de l’emblématique logo du groupe Public Image Limited et de l’emballage façon bobine de film du génial album Metal Box. Témoin donc mais aussi acteur et bientôt sous le feu direct des projecteurs, quand il rejoint comme chanteur Basement 5 après le départ de Don Letts, ambassadeur d’un rock teinté de dub, sans fioriture ni compromis. C’est bien sûr tout cela que met en exergue l’exposition de la MEP, qui brosse ainsi le portrait d’une Angleterre socialement tiraillée mais incroyable melting-pot culturel qui favorisera une créativité artistique aussi jusqu’au-boutiste qu’influente – et dont les répercussions se ressentent aujourd’hui encore plus qu’hier dans ces musiques dites actuelles. Dennis Morris a assisté à cette révolution. Il l’a documentée. Il l’a immortalisée. Sans le savoir sur l’instant, il offrait un futur au “no future”.

Une rue de Southall, 1976 / Photo : Dennis Morris

Dennis Morris — Music + Life, actuellement et jusqu’au 18 mai à la Maison Européenne de la Photographie à Paris. 
Toutes les photos sont de Dennis Morris, à part celle du photographe, prise par Pearl de Luna.

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