Daniel Darc – Bill Pritchard, Parce Que (PIAS)

Daniel Darc Bill Pritchard
Vinyle original de « Parce Que » / Photo C. Basterra

La dernière fois que j’ai écrit sur ce disque, c’était il y a dix ans, dans les colonnes d’une revue qu’on aurait aujourd’hui préféré savoir disparue – je suis définitivement pour le droit de choisir sa mort plutôt que le maintien en vie à tout prix : un peu de dignité, quand même. Je pestais alors contre la médiocrité de la réédition : un simple CD emballé dans un vulgaire boitier cristal, loin d’être à la hauteur de ce disque rare – au propre comme au figuré puisque le vinyle original était une édition limitée à 3 000 exemplaires. Mais nous sommes d’accord : qu’importe le flacon… L’autre soir, en réécoutant l’album et en lisant un commentaire d’Etienne Greib sur les réseaux sociaux (“Je l’ai donc acheté une troisième fois” – ou un truc dans ce goût-là), je me suis rendu à l’évidence d’un claquement de doigt  : je n’ai pas beaucoup d’albums dans ma discothèque qui conservent exactement le même impact sur moi alors que je les ai (ré)écoutés à trois périodes distinctes de ma vie. Tout en gardant bien sûr une tendresse particulière et des souvenirs très précis de la première fois – on se souvient toujours de la première fois.

L’automne 1988. Paris Rive Gauche. Les… deux heures de cours hebdomadaires de Maîtrise d’Histoire Moderne à Paris IV Sorbonne laissaient un peu trop de temps pour aller boire des cafés – non, pas d’alcool, ou rarement –, enregistrer des cassettes pour des petites amies plus ou moins hypothétiques, lire la presse anglaise, les premiers numéros des Inrockuptibles (je ne crois pas que l’on disait déjà Les Inrocks) et faire des tops avec un acharnement presque inquiétant (« les 5 meilleures chansons parues sur Factory Records ou Les Disques Du Crépuscule, au choix » ; « les 5 meilleures chansons à écouter avant de sortir le samedi soir » ; « Les 5 meilleures chansons pour se réveiller le dimanche après-midi » ; « les 5 meilleures chansons pour une rupture », ce genre)…

[Pause] Exact, je fais partie de ceux qui furent persuadés que le roman Haute-Fidélité de Nick Hornby, publié quelques années plus tard, était leur autobiographie [Fin de la pause].

New Rose, back in the days.

L’automne 1988, donc. C’est forcément à New Rose, la boutique située à quelques encablures de la Fac – en partant de la place de la Sorbonne, il suffisait de traverser le boulevard Saint Michel : c’était la deuxième à gauche, rue Pierre Sarrazin – que j’ai acheté Parce Que. L’un des vendeurs me l’avait mis de côté – 3 000 exemplaires, ce n’était pas beaucoup quand même – car je passais tellement de temps dans ce magasin qu’ils avaient fini par connaitre mes gouts – New Order, Felt, Julian Cope, The Cure, The Jam, The Style Council, Taxi Girl et quelques autres trucs sans doute plus anecdotiques. Anecdotique : s’il y a bien un adjectif qui ne peut correspondre au disque qui nous intéresse ici, c’est celui-ci. Pourtant, sa genèse, plutôt banale, ne laissait sans doute pas présager la fragilité troublante qui accompagne chacune de ces chansons gravées pour l’éternité.

Francophile convaincu à la dégaine d’écrivain de la génération beat, mais portant son « anglicité » jusqu’à sa mèche de dandy, Bill Pritchard est un baladin bucolique, déjà passé maître dans l’art d’imaginer des mélodies en accroche-cœur. Dans l’Hexagone, qui va bientôt devenir sa seconde patrie – un album produit par… Étienne Daho (Three Months, Three Weeks and Two Days, en 1989), ça aide –, il est alors à peine une figure culte. Partageant avec Daniel Darc le même label, PIAS , il a fait part de son désir de rencontrer ce dernier, trois ans après être tombé à la télévision sur la vidéo de Paris“le mec qui a écrit cette chanson doit être tout à fait fou”, a immédiatement pensé Pritchard – et un peu génial, a-t-on envie d’ajouter dans la foulée. Au départ, l’ancien chanteur de Taxi Girl, qui est à l’époque encore beau comme un Dieu grec malgré l’héro à laquelle il est déjà accro, devait se contenter d’écrire des textes pour un album que son homologue anglais souhaitait réaliser dans la langue de Molière. Et puis… Partageant quelques passions communes (“Je me souviens de Ronnie Bird, de Kir Framboise, de Telecaster, de Guinness…”, écrit Daniel au verso du disque), les deux hommes décident de s’enfermer une semaine en studio à Bruxelles, alors que le mois d’août a plongé la ville dans la torpeur. Guitares tout en bois et harmonica. Boîte à rythmes crachotantes et sentiments en berne. Cuivres “imaginés”, violons “inventés” et pincements de cordes comme autant de pincements au cœur.

Hier – encore adolescent avec un appétit insatiable d’illusions – comme aujourd’hui – homme nourri de quelques désillusions (mais pas plus que la moyenne, sans doute) –, Parce Que reste cette œuvre dont on a trop longtemps rêvé. De cette pochette inspirée par celles des disques Vogue des sixties – en 1988, on ne sait pas encore que Françoise Hardy a déjà enregistré quelques-unes de nos chansons de chevet – aux notes rédigées fiévreusement par les principaux protagonistes – important, ça, les notes, du 69 du Velvet Underground aux disques du Style Council –, de ces interprétations d’une justesse admirable à ces arrangements réalisés avec trois bouts de ficelle, mais avec une passion que l’on devine toujours fiévreuse. Romantisme désuet (pléonasme ?) et amours (toujours…) déchues – de toute façon, chez le chanteur français, rien n’a jamais bien fini. Rarement Darc – si ce n’est lors de son improbable retour de 2004, l’album Crèvecœur sous le bras – n’aura ainsi baissé la garde, accepté de se livrer avec une telle sobriété (Rien De Toi, offert ans une nudité impériale), sans aucun effet de style, ni d’annonce. Pour Seras Tu Encore Là ? – petit hymne pop bravache et faussement enjoué, du genre de ceux que Morrissey espère encore d’écrire –, impossible de trancher entre la version interprétée par un Daniel solennel et celle chantonnée par un Bill impérial. À la mystérieuse Lydia de Pritchard, son comparse a préféré imaginer une version française peuplée  D’Autres Corps – et on fantasme à chaque écoute sur ce que seraient devenus ces « pa pa pa » mis en son par Phil Spector. Que le ton se fasse badin – Pigalle On A Tuesday Is Charming – ou franchement mélodramatique – mystérieuse Catherine –, se succèdent des moments d’une élégante intimité, où l’ambigüité laisse parfois la place à l’universalité. Avant de s’attaquer au Parce Que du monstre Aznavour, juste guidé par une guitare acoustique le temps d’une interprétation magistrale de retenue et de désir inhibé, Darc a repêché avec un bel à-propos Je Rêve Encore De Toi, l’adaptation française de Stephanie Says qu’il avait salopée avec Mirwais pour la compilation Les Enfants Du Velvet (1985). “‘It’s a classic’, répétait Bill, ‘c’est bien hein’, traduisait Daniel”. C’était surtout vraiment mieux que le reste. Tout le reste – même si un copain de l’époque, avec qui je partageais ma meilleure amie (vous comprendrez ici ce que vous voudrez bien comprendre), multipliait les comparaisons avec… Death In June (j’ai d’ailleurs acheté Brown Book peu de temps après).

Trente ans après le premier souffle au cœur provoqué par ce disque bi – bilingue, bisexuel, bicolore, –, rien n’a changé – les émotions restent intactes, les mélodies et les mots gardent le même impact – et c’est toujours mieux que le reste. Tout le reste. D’ailleurs, entre nous, qu’importe que cette réédition – cette fois dignement emballée, en CD et en vinyle – soit accompagnée d’inédits – pour certains très dispensables, même si la version de Il Y A Des Moments est bien supérieure à celle présente sur Nijinsky et que Je N’Aime Que Toi est une très jolie comptine sixties. Car les béotiens n’ont certainement pas besoin de cela pour en tomber éperdument amoureux quand ceux qui l’étaient déjà préféreront, à juste titre, s’en tenir à l’œuvre originelle – “comme pour les albums de Felt alors ?” “Oui, c’est un peu ça”… En 2018, de cet album précieux, “on peut dire (…) qu’il est for collectors only”, ainsi que l’écrivait le regretté Daniel Darc en 1988. Avant de conclure : “Ça me fait rire ! Tous les disques ne devraient-ils pas être comme ça ?” Si. Exactement comme ça.

Une réflexion sur « Daniel Darc – Bill Pritchard, Parce Que (PIAS) »

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