À la fin des années quatre-vingt dix, par l’intermédaire du Big Beat, je me suis intéressé du haut de mes seize ans à la dance music électronique (House, Jungle, Breakbeat, UK Garage, etc). Le mélange de rock et de breakbeats samplés m’a permis de sauter le pas, et introduit à d’autres esthétiques électroniques avec lesquelles le Big Beat partage quelques points communs. Quelques années plus tard, j’ai découvert les Nuggets qui m’ont plongé dans le rock sixties. Dès lors, je n’ai eu de cesse de tenter de relier ces deux points apparemment opposés… mais pas du tout, en fait. Si les choses ont énormément changé grâce à internet (l’éclectisme est devenu la nouvelle norme), il n’a pas toujours été bien vu d’aimer et défendre la dance music, en particulier il y a une quinzaine d’années. Contrairement au rock, notamment celui des albums concepts des années 60-70, la dance music a toujours assumé avoir une vocation utilitaire : être la bande-son des soirées alcoolisées (et d’autres substances plus ou moins légales) à la recherche de l’autre ou en tout cas de l’oubli de soi. Cette dimension fonctionnelle est souvent vue comme un défaut, probablement parce qu’elle éloigne la musique de cette vision du créateur inventant ex-nihilo. A mes yeux, c’est l’inverse. Comme pour toutes les contraintes (le format chanson en est une autre, par exemple), les gens brillants arrivent à voir au-delà et s’en servir pour créer des disques somptueux. Afin de tester l’idée et le format, la Northern Soul s’est imposée à moi comme une évidence, elle, qui est à l’intersection de mon intérêt pour les sixties et la dance music.
La Northern Soul : une musique américaine, une histoire anglaise.
Intuitivement, nous aurions tendance à opposer la Northern Soul à la Southern Soul. Sur un plan stylistique, ce ne serait pas aberrant, mais l’origine des termes ne présente pourtant pas de symétrie : le Southern fait référence au Sud des Etats-Unis, quand le Northern atteste de l’origine du Nord de l’Angleterre… pour des productions américaines. La Northern Soul fait partie de cette famille de genres musicaux définis a posteriori de leur existence réelle, nous pouvons aussi y inclure par exemple le Freakbeat ou le Garage-Rock. Le terme est un heureux hasard, du en partie à la clientèle d’une boutique de disques et à l’intelligence commerciale de l’un de ses propriétaires : Dave Godin. Le journaliste musical et propriétaire de Soul City constate, en effet, à partir de 1968, que la clientèle des passionnés de football des équipes du nord de l’Angleterre ne s’intéressent pas aux nouveautés mais demandent systématiquement des morceaux plus anciens dans un style bien particulier. Il utilise le terme dans sa colonne pour le magazine Blues & Soul en juin 1970, le terme reste.
Calibrée pour le dancefloor
Dave Godin a la paternité du nom, mais il n’est pas à l’origine du phénomène qu’il constate à Soul City. Le mouvement se développe à la fin des années soixante et au début de la décennie suivante dans le Nord et les Midlands dans les traces de la scène Mod, qui se sépare en différents courants. Les Londoniens se découvrent une passion pour le psychédélisme, d’autres (les Hard Mods) s’éprennent du ska jamaïcain, et enfin, les fidèles à la cause soul et plus particulièrement aux productions estampillées Motown remplissent les pistes du Twisted Wheel (Manchester), de la Mecca (Blackpool), de la Golden Torch (Stoke-on-Trent) ou des Catacombs (Wolverhampton). La demande du public amène les djs (Ian Levine, Colin Curtis, Carl Dene, Kev Roberts, Russ Winstanley, etc…) à creuser toujours plus loin et chercher les disques que les concurrents n’ont pas.
Très vite se dessine le morceau typique Northern Soul, même s’il existe bien sûr des exceptions à ce modèle : un tempo rapide (parfait pour les consommateurs d’amphétamines) avec un beat marqué, des belles mélodies richement arrangées et une voix enflammée. Ces stompers, produits au milieu des années soixante, sont ainsi souvent calqués sur le modèle des grands tubes du label de Berry Gordy que de nombreux labels, notamment de Détroit (Ric-Tic) tentent d’imiter. Les dj’s caractérisent donc le style au moment même où celui-ci disparaît au profit de la Philly Soul ou des incantations psychédéliques des Temptations. Cela amène tout une génération à digger passionnément dans les warehouses à travers les États-Unis à la recherche de cartouches pas encore débusquées par les collègues. La concurrence entre les disc-jockeys est rude et tous les coups sont permis, à commencer par celui de cacher ou truquer le macaron du disque pour empêcher des camarades de trouver la référence. Certaines raretés deviennent très prisées, et peuvent atteindre des sommes folles. Un marché de la réédition se créé avec des labels comme PYE Disco Demand, Mojo, Soul City, etc. Anomalie fascinante, des morceaux deviennent des (petits) tubes presque une décennie après leur sortie officielle… La Belgique, à une moindre échelle connaît un élan similaire avec le Pop Corn.
L’origine du clubbing moderne ?
Le Nord de l’Angleterre cultive ainsi une sous-culture qui lui est propre, et va atteindre son apogée avec le Wigan Casino pendant les années soixante-dix (le lieu ferme en 1981) réunie sous la bannière Keep the faith. Cet esprit nourrit l’appétence des anglais pour le clubbing et à n’en pas douter, aura une influence sur l’émergence de lieux comme la Haçienda en 1982. Les danseurs développent de nombreux pas, et un style de danse dit Northern Soul de plus en plus acrobatique. Ils mêlent chorégraphies de groupes afro-américains à des mouvements inspirés du Karaté (les high kicks). Les vêtements amples et fluides, s’éloignant progressivement de l’esthétique mod, participent à un ballet des plus étonnants pour les novices pendant les all-nighters. Chaque danseur s’identifie à sa boîte comme il s’identifierait à son club de foot. Ils n’hésitent pas à faire de longs voyages en bus pour assister à la messe du samedi soir qui dure jusqu’à 8 heures du matin le lendemain. Les dj’s rivalisent d’originalité pour satisfaire l’exigeant dancefloor, et développent des hymnes spécifiques à chaque salle, des enchaînements particuliers comme le 3 before 8 qui conclut les nuits du Wigan Casino. Si la majorité de la production est nord-américaine et noire, les djs les plus aventureux n’hésitent pas à intégrer des morceaux aux tempi similaires, mais plus pop.
Toutes les bonnes choses ont une fin…
Paradoxalement, en plein revival Mod au début des années quatre- vingt, la popularité du mouvement Northern Soul s’essouffle, après avoir fait danser pendant une douzaine d’années le Nord et les Midlands. Un premier schisme intervient dès 1974, lorsque Ian Levine introduit une nouveauté dans sa playlist : It really huts me girl des Carstairs. Une partie du public suit le dj et d’autres figures (Richard Searling) dans la Modern Soul, quand la majorité reste dévouée à la cause sixties. Ayant résisté à l’explosion du Disco (qui a un certain nombre de points communs musicalement avec la Northern Soul), le genre est malgré tout rattrapé par la culture clubbing naissante des 80’s et la révolution House à venir. De nombreux djs Northern Soul font par ailleurs la passerelle entre la Soul et la House/ Techno, notamment Neil Rushton, organisateur de soirées Northern Soul, puis artisan de la compilation pionnière Techno! The New Dance Sound of Detroit. L’intérêt s’est peut être aussi émoussé, une certaine routine s’est installée, le succès amenant des gens peut-être moins touchés par l’esprit de corps si particulier de la Northern Soul.
Une influence durable
Régulièrement, des organisateurs tentent de faire revivre la fièvre Northern Soul à travers l’Angleterre, et ailleurs. Des films ont également été consacrés au sujet (Soulboy en 2010, Northern Soul en 2014). Ces tentatives, aussi charmantes soient-elles, n’en sont pas moins condamnées à ne jamais retrouver tout à fait l’esprit qui prévalait à l’époque, tant les conditions étaient particulières (plus d’isolement qu’aujourd’hui, moins d’accès à toute l’information, etc). Cela ne doit bien sûr pas nous empêcher de nous déchaîner sur les classiques de cette époque et de les vivre fiévreusement sur un dancefloor, car la musique conserve sa puissance évocatrice et son universalité. La Northern Soul a de toute façon perduré dans nos cœurs et nos habitudes, au-delà de la proposition sociale. De nombreuses personnalités de la musique s’en sont inspirées pour le meilleur (Soft Cell) et le quand même moins bien (SAW, alias Stock Aitken Waterman), tandis que l’esprit de quête du Graal pour faire chavirer un public a infusé dans le Rare Groove. Le public britannique a aussi gardé cette affection particulière pour la musique Soul pendant les décennies suivantes, à travers des groupes comme The Style Council ou les très chouettes Dexys Midnight Runners, sans compter sur la scène Acid-Jazz, elle-même à la conjonction du funk britannique et du revival mod.
10 Northern Soul Classics
01. Frank Wilson, Do I Love You (Indeed I Do) (Soul / 1965)
Do I Love You figure presque systématiquement dans les dix classiques Northern Soul ultimes, et à raison. La chanson est réputée être l’un des disques les plus rares, et existerait à moins de cinq exemplaires avec seulement deux copies identifiées. Il s’est ainsi vendu une à plus de 25 000£ en 2009. Une somme presque modeste pour ce classique enregistré à la Motown, et finalement annulé quand Frank Wilson se concentre sur la production. Le disque a été « réédité » officiellement en 1979 par la Tamla mais est devenu une rareté qui se négocie à un prix assez salé aussi.
02. Chuck Wood, Seven days is too long (Roulette / 1967)
Auteur d’une dizaine de simples entre 1958 et 1968, Chuck Wood est un illustre inconnu, interprète d’une chanson les plus mémorables de la Northern Soul. Elle combine en effet tout ce qui rend ce genre si fantastique : un rush d’énergie, un refrain fédérateur qui prend aux tripes, une voix mémorable. Le disque s’est imposé dans les années soixante-dix comme un classique, il figure notamment en face B du (mauvais) réarrangement de Footsie par les Wigan’s Chosen Few qui monte à la neuvième place des charts britanniques en 1975. En 1980, la chanson apparaît sur le classique Searching for the Young Soul Rebels des Dexys Midnight Runners.
03. The Flirtations, Nothing but a Heartache (Deram / 1968)
Les puristes pourraient arguer (à raison) que cette chanson n’est pas nécessairement un classique Northern Soul mais elle est beaucoup trop bien et suffisamment mémorable pour ne pas être intégrée dans cette liste, une merveille au groove irrésistible. Le groupe, originaire de Caroline du Sud, est connu de la scène pour sa chanson Change My Darkness into Light. The Flirtations, devenus trio, déménagent en Angleterre en 1968, et signent un contrat avec Parrot (Tom Jones) puis Deram (sous-label branché de Decca). La chanson est produite par l’Anglais Wayne Bickerton qui connaît le succès quelques années plus tard avec les Rubettes. Le disque ne fait pas des scores impressionnants dans les charts mais des performances honorables notamment aux États Unis et aux Pays Bas.
04. Little Anthony & The Imperials, Gonna fix you good (Veep / 1966)
Little Anthony and The Imperials est un super groupe de soul/r&b. Ils se font connaître en 1958 avec le classique Doo Wop Tears of my Pillow . Après une période vaches maigres, Teddy Randazzo, ami d’enfance du groupe, amène à la formation une série de tubes d’une qualité extraordinaire, s’approchant quasiment des merveilles écrites par Bacharach et David : Hurt so Bad, Take me Back, It’s Gonna Take a Miracle, I’m on the Outside et le standard Goin’ Out of my Head. Au delà de ces hymnes, Randazzo signe aussi la sublime Gonna Fix You Good qui a les faveurs de la scène Northern Soul (avec l’excellente Better Use Your Head ) ainsi que du groupe britannique Alan Bown Set qui en font une chouette reprise.
05. Gloria Jones, Tainted Love (Champion / 1964)
Morceau aussi indispensable dans cette playlist que glorieux. Grosse cartouche qui fonctionne encore merveilleusement bien en 2019… Cette chanson est un concentré d’anecdotes à lui tout seul. La composition est signée Ed Cobb qui devient par la suite le manageur du groupe garage-rock The Chocolate Watchband. Le plus intéressant concerne bien sûr Gloria Jones elle même. La chanteuse se marie dans les années soixante-dix avec Marc Bolan et participe à ses disques jusqu’à son décès. La chanson est très populaire sur la scène Northern Soul, par l’intermédiare de Richard Searling qui l’introduit au Va Va’s puis au Wigan Casino, est reprise par Soft Cell. Leur version est aujourd’hui bien plus connue, mais l’originale garde une saveur unique.
06. The Precisions, If this is love (I’d rather be lonely) (Drew / 1967)
The Precisions est un groupe de Detroit, auteurs d’une dizaine de 45 tours entre 1964 et 1969. If this is love (I’d rather be lonely) est leur plus grand succès avec une 26ème place au top R&B et la soixantième dans les charts pop nord-américains. L’influence de la Motown irrigue la chanson, en particulier les interprétations intenses et dramatiques des Four Tops.
07. Dean Parrish, I am on my way (Laurie / 1967)
I am on My Way fait parti des 3 before 8 du Wigan Casino avec Time will pass you by de Tobi Legend et Long After Tonight is Over de Jimmy Radcliffe. Les chansons partagent la thématique du départ, une manière élégante de terminer une soirée. Redécouvert par le dj Russ Winstanley, la chanson devient un classique du Wigan et un label la réédite en 1975. Le 45 tours se vend à 200 000 copies et rentre à la 38e place des charts britanniques en 1975. Dean Parrish est un chanteur de soul new-yorkais d’origine espagnole et italienne (une nationalité très présente chez les chanteurs de cette époque, notamment dans le doo wop). Il connaît de multiples vies, travaillant notamment comme session man pour Santana ou Hendrix et jouant aussi des rôles à la télévision.
08. Just Brothers, Sliced Tomatoes (Lupine / 1965)
Formé par Winifred Terry et les frères Bryant (Jimmy et Frank), le trio Just Brothers publie son premier 45 tours en 1965 sur le label local Lupine avec en face B la composition instrumentale Sliced Tomatoes inspirée à n’en pas douter du tube Green Onions de Booker T and the MG’s. Le morceau d’un tempo rapide explore des influences presque surf, mais devient malgré tout un classique des soirées Northern Soul. En 1998 la composition sert de point de départ au tube de Fatboy Slim Rockafeller Skank.
09. Al Wilson, The Snake (Bell / 1968)
Originaire du Mississippi, Al Wilson démarre sa carrière à la fin des années soixante. Il connaît son plus grand succès en 1973 avec Show & Tell, numéro 1 aux États Unis. La scène Northern Soul l’apprécie en particulier pour le fabuleux The Snake de 1968 et écrite par Oscar Brown Jr. La chanson connaît elle aussi un petit succès dans les charts britanniques en 1975, lors de sa réédition, entrant à une honorable 41e place.
10. The Elgins, Heaven must have sent you (V.I.P. / 1966)
Deuxième chanson estampillée Motown de cette sélection, Heaven Must Have Sent You par The Elgins marche correctement à sa sortie (#9 du top R&B US) mais devient un vrai tube en Angleterre (#3) en 1971, lorsque Tamla réédite le morceau à destination du public du Nord de l’Angleterre. Écrite par le plus grand trio de compositeurs de la Motown (Holland-Dozier-Holland, les plus grands) la chanson coche tout ce que nous aimons dans les productions de Detroit: un beat insistant produit avec grand soin, une mélodie mélancolique poignante et une superbe interprétation.
11. Edwin Starr, Headline News (Ric Tic / 1966)
Edwin Starr est un chanteur génial : comment ne pas être saisi par l’intensité de ses interprétations ? Cela touche au sublime quand en plus, cela sert une très bonne chanson aux accents Motown telle que Headline News paru sur le label local Ric-Tic. Il rejoint d’ailleurs le label de Berry Gordy à la fin des années soixante et entame une collaboration fructueuse avec le duo Norman Whitfield / Barrett Strong qui lui livre ses hits les plus mémorables (War, Stop the War Now, Funky Music Sho Nuff Turns Me On, etc). Les amateurs de soul uptempo, eux, sont aux anges à l’écoute d’Headline News, Time ou encore la magnifique Stop On Her Sight.
12. Dobie Gray, Out on the floor (Charger /1966)
Out of the Floor est un des standards de la Northern Soul, tout simplement car la chanson possède ce tempo rapide qui plaît tant aux danseurs. Le chanteur, Dobie Gray est loin d’être un inconnu, notamment des Mods. En 1964, il interprète le classique The In-Crowd devenu un hymne pour toute une génération de jeunes gens branchés Soul. Comme de nombreux autres chansons de cette sélection, Out on the Floor est réédité dans les années 70, et se faufile dans les charts jusqu’à la 42e place en 1975, pas mal pour un titre ancien de presque dix ans !
13. Bobby Hebb, Love Love Love (Philips / 1966)
Bobby Hebb naît dans le Tennessee, et forme dans sa jeunesse un duo avec son frère, qui est assassiné en 1963. Selon la légende, il se réfugie dans la composition et notamment de son plus grand succès Sunny. La même année (1966), il publie en face B du simple A Satisfied Mind la magnifique Love Love Love devenu depuis un classique Northern Soul.
14. The Fascinations, Girls are out to get you (Mayfield / 1967)
The Fascinations expriment à bien des égards la quintessence de la Northern Soul. La formation féminine de Détroit ne publie pourtant qu’une demi-douzaine de 45 tours dans les sixties avant de disparaître des radars. En 1971, la popularité de Girls are Out to Get You sur la scène amène un label à rééditer le disque. Il devient un tube mineur en Angleterre (#32). Le groupe se reforme et tourne alors dans les All-Nighters. La chanson est aussi un modèle du genre : uptempo, avec une mélodie joyeuse et des arrangements de cuivres très réussis.
15. The Show Stoppers, Ain’t nothing but a House Party (Showtime / 1967)
Groupe vocal de Philadelphie, The Show Stoppers comprend notamment deux des frères du chanteur Solomon Burke. Succès local aux États Unis, notamment à Pittsburgh, Beacon rachète les droits pour l’Angleterre pour une somme dérisoire (30£) et la chanson devient en 1968 un succès au Royaume Uni, grimpant jusqu’à la 11ème place en mai de cette année-là. Les dj’s du Twisted Wheel jouent énormément le titre à l’époque, imposant la chanson comme un classique du genre.
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