Il ne faut pas beaucoup d’écoutes de ce nouveau disque de Cindy Lee pour saisir toute l’importance, intime comme artistique, que revêt ce projet pour son créateur, le canadien Patrick Flegel, connu jusque là surtout pour son travail en tant que chanteur et guitariste du groupe Women, auteur à la fin des années 2000 de quelques albums sympathiques de rock noisy tendance shoegaze. Aujourd’hui, Flegel est devenu pour la scène Cindy Lee et règle ses comptes avec son passé et ses fantômes en chantant, de façon convaincante, comme Patsy Cline ou Karen Carpenter et faisant autant hurler ses guitares que vriller ses synthétiseurs cradingues et ses magnétophones. Jusque là le projet du canadien, c’est son cinquième album sous cette identité, tenait plus du happening arty queer que d’une réelle œuvre musicale.
La forme était déjà là, de la pop de girl groups matinée de soul (Supremes, Dixie Cups, etc.) passée farouchement, et sans compromission, à la moulinette lo-fi noisy. Les disques, combattifs, hautement intrigants mais trop morcelés et torturés pour vraiment convaincre, apparaissaient surtout servir de vecteurs aux spectacles étranges donnés par le natif de Toronto, entre performance travestie et mise à nue dérangeante. What’s Tonight To Eternity sonne aujourd’hui comme une révélation. Flegel avait jusque-là délaissé le travail de songwriting, celui-ci est plus qu’admirable sur ce nouvel LP. I Want You To Suffer, morceau phare de sept minutes, est ainsi une bataille pop qui, sur un tempo enlevé, fusionne harpe clinquante, clavecins criards et mélodie entonnée à la façon de Diana Ross pour évoluer progressivement en un fatras bruitiste de guitares déstructurées et se finir en complainte mélancolique désabusée. Le titre traite selon son auteur de la maltraitance et des désirs de punition et de vengeance qui peuvent en résulter. Une rumination aussi rêche et personnelle que pourtant entonnée avec vindicte et ardeur. En clair, le type de chanson dont l’écoute ne laisse pas indemne. Tout ou presque navigue dans ce registre, entre ferveur des mélodies, souvent portées à la production en deuxième rideau, comme nimbées d’un voile de pudeur, et brutalité et angoisse du propos. On citera également Lucifer Strand, autre composition fleuve qui, entre clins d’œil appuyés à Kenneth Anger, convoque l’homoérotisme maladroit des débuts de Depeche Mode lardé de coups de synthés fuyants comme en bricolait Eno sur The Idiot avec Iggy Pop pour en guise de final dérouler un monologue féminin emprunté à une confession télévangéliste d’une ex-sataniste qui, hors contexte, se révèle d’une noirceur complète. Flippant. Ailleurs les nappes mouvantes de Just For Loving You I Pay The Price paient brillamment leur tribut à Kevin Shield, What’s Tonight To Eternity, le morceau-titre, instrumental, brandit fièrement ses boucles antédiluviennes à la John Carpenter et son clavecin à la Morricone. Heavy Metal vient clore en beauté une œuvre aussi âpre que d’une beauté dangereuse et si sombre, qui n’aura jamais laissé l’auditeur dans sa zone de confort. Cette ultime chanson, dédiée à la mémoire Chris Reimer, guitariste de Women et ami proche de Flegel décédé subitement à l’âge de 26 ans, est portée par de sublimes arpèges de guitares grinçantes, une mélodie lumineuse et nostalgique et des chœurs bienveillants, l’ensemble rappelant la somptuosité des grandes balades soul des seventies. Le texte ne peut lui se résoudre à cesser de pleurer la perte de l’être trop tôt disparu. Du métal sûrement lourd de chagrin, mais aussi précieux que les souvenirs douloureux qu’il parvient à transcender l’espace de ces quelques minutes. Du grand art.