Dans la famille Cohen, il faut donc, cette fois-ci, commencer par demander le père. Bonne pioche ? Peut-être pas tant que ça. Kip Cohen, ancien collaborateur de Bill Graham au Fillmore East, directeur artistique dans les années 1970 chez Columbia et A&M où il encadra les débuts de carrière de Billy Joel, Styx ou Pablo Cruise, a récemment décidé de mettre un terme à 53 années de mariage, révélant publiquement au passage son homosexualité et ses diverses addictions, jusque là consciemment ignorées de ses proches. De quoi sérieusement secouer, on s’en doute, son musicien de fils qui s’est inspiré de ce contexte particulièrement déstabilisant pour composer le dernier volet d’une trilogie entamée en 2012 avec Overgrown Path. Pourtant, sous un emballage qui laisse augurer d’une certaine transparence confessionnelle – le titre ou plutôt son absence, le portrait qui, pour la première fois, figure sur la pochette – il n’est pas aisé de déceler aux premières écoutes les résonances intimes des bouleversements familiaux. Le ton n’est pas ouvertement aux règlements de compte œdipiens. C’est même une forme de soulagement qui transparaît plutôt dans cette tentative de réévaluation du passé, qui s’opère sur le mode de la libre association des souvenirs, juxtaposés par fragments et baignés dans un halo flouté et protecteur qu’impose une esthétique de la pudeur. Face à la vérité présente qui oblige à réévaluer les certitudes archaïques ébranlées, Chris Cohen avance souvent masqué, se protégeant derrière d’autres mots que les siens – la moitié des dix textes est rédigée par d’autres que lui – cherchant même refuge dans les solides certitudes de la tradition le temps d’une reprise de l’antique ballade folk The House Carpenter, évocation archétypale du désastre de l’amour au long cours et de l’abandon, nichée comme un point d’ancrage au cœur de l’album. Lorsque l’essentiel se délite, il faut bien s’appuyer sur les quelques certitudes acquises en tant qu’adulte. C’est sans doute pourquoi, musicalement, ces nouvelles chansons s’inscrivent dans la continuité imperturbable des deux œuvres précédentes où domine ce psychédélisme cotonneux qui sied, pour le coup, parfaitement au jeu de la dérobade poétique. Pas toujours très perceptibles, les évolutions se laissent deviner au détour d’un refrain ou d’une mélodie, souvent par des emprunts à l’univers de la variété californienne lisse et rassurante des années 1970 qui était justement celui du père. Comme s’il cherchait l’apaisement des tensions en acceptant ce qui demeure en lui de cet héritage, Cohen fils intègre à Song They Play ou No Time To Say Goodbye les volutes cuivrées d’un saxophone qui semblent surgir des lèvres de David Sanborn. Claviers en nappes et lignes de basse rondelettes complètent ce tableau de l’indifférence aux règles du cool, accompagnant une voix de tête vacillante qui évoque désormais davantage celle de Michael Franks que de John Cunningham. Dans ce climat à la sérénité trompeuse, sous les dehors méticuleusement peaufinés d’une production raffinée, affleurent encore les ressentiments enfouis. Ils n’en sont que plus touchants.
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