Avec Je n’aime que la musique triste, Adrien Durand avait commencé, en parallèle à son excellent fanzine Le Gospel, ce qui a bien l’air de devenir une petite collection de livres. Le Gospel de poche (perfection de ce petit logo) propose ainsi sa deuxième publication, Je suis un Loser, Baby. Dix-sept textes courts, écrits récemment, qui conjuguent mémoire collective et expérience intime sur la musique. Humble et honnête, avec ce qu’il faut d’humour désabusé, il fait un petit tour du propriétaire de son panthéon personnel, de Cat Power et Fugazi, Kurt Cobain et Bret Easton Ellis, Paul Schrader et Evan Dando, Dinosaur Jr. ou encore les Swans, Vincent Gallo et Courtney Love, du jazz éthiopien et les poubelles du Chelsea Hotel. En avant pour le premier chapitre de ce livre qu’il vous offre à lire ce week-end.
Cat Power et les rats de Chinatown
Learn to say the same thing
What defeats people is a double confession
One time they will confess one thing
And the next they will confess something else
Cat Power, Say
Je n’avais pas peur de vivre dans ce quartier. Je ne sursautais pas quand j’entendais des pas derrière moi la nuit. Quand je descendais au terminus de la ligne 4 et que j’étais seul dans la rame passé minuit, je n’imaginais pas de scénarios effrayants. Je n’avais pas peur car je n’avais rien à craindre. Je savais comment m’y prendre pour naviguer dans les rues qui entouraient la porte de Clignancourt. Je ne vivais pas depuis longtemps à Paris mais je maîtrisais les règles de cet environnement sale et bruyant qui sombrait dans un silence opaque quand la nuit tombait. Je savais regarder à travers les gens pour ne pas défier la mauvaise personne du regard. Je savais marcher à une distance suffisante de celle ou celui qui me précédait. Je m’asseyais dans le métro à côté de celui que tout le monde évitait par peur de la pauvreté ou de la violence. Je prenais ce siège à côté de lui pour lui dire que j’étais avec lui. Et que si je n’avais pas peur de lui, je n’avais peur de rien ni de personne. J’appartenais au décor. Et dans la survie urbaine au quotidien, il n’y avait rien d’autre qui comptait.
“Ne vous en faites pas, si on repère que vous habitez dans ce quartier, personne ne vous importunera” avait dit l’agent immobilier en me faisant visiter mon futur appartement. J’avais presque eu envie de rire. Car les règles de ce quartier, je les connaissais depuis l’enfance. Par principe, mes parents m’avaient inscrit dans des écoles difficiles. J’étais le quota de classe moyenne envoyé dans des écoles primaires dévastées et des collèges surchargés, remplis jusqu’à la gueule d’élèves ayant redoublé deux ou trois fois, de jeunes filles enceintes avant le passage au lycée, de petits frères assurant l’intendance criminelle de leurs aînés. J’avais appris à naviguer dans ces couloirs, sortir du lot quand il le fallait, me faire oublier quand c’était nécessaire. Et j’avais vite compris qu’il fallait choisir son camp. Un matin, le principal de mon collège était venu nous annoncer qu’on transférait dans notre classe un élève sous contrôle judiciaire. Il était plus âgé, grand, fort. Dans son établissement précédent, il avait poignardé un collégien qu’il avait envoyé dans le coma. En rentrant dans la classe, il nous avait toisé de la tête aux pieds. Et puis un matin, il était arrivé en larmes au cours de français. En quelques semaines, il avait repris le deal de shit dans les alentours du collège, organisé le racket des plus jeunes et sortait avec la fille convoitée de tous. Soudain, assis au fond de la classe, il ressemblait à ce qu’il était: un enfant seul et effondré. Notre professeur avait sauté sur l’occasion et avait passé toute l’heure à l’humilier. Il faisait “moins le malin à chialer comme un gosse” se délectait celui qui tenait serré contre lui un exemplaire du Hussard sur le toit. Il m’avait demandé de participer, comme si j’étais son indic. Mais j’avais refusé de collaborer. J’avais choisi mon camp.
On est en 2001. Je vis à Paris depuis quelques mois et je ne me suis pas installé Porte de Clignancourt par hasard. Le concierge russe, la voisine pute qui vient me demander de lui ouvrir ses bouteilles de vin, la souris qui est morte au fond de ma basket, ce mec qui déroule son tapis de prière dans le petit jardin sur lequel donne le cube blanc de 25m2 dans lequel je vis… Ils forment tous les contours scénaristiques de ce que je suis venu chercher en emménageant ici. Je voulais vivre dans le Brooklyn de Spike Lee, avec des gamins torses nus qui s’arrosent, des gens qui squattent le trottoir, des commerçants qui me reconnaissent, de l’eau sale qui coule dans le caniveau et qui semble remplie de paillettes d’or quand le soleil tape dedans.
Ce soir-là, quand je quitte mon studio, il fait déjà nuit. Les rideaux de fer hurlent à la fermeture des magasins. Et déjà, la faune nocturne prend place aux endroits stratégiques qu’elle occupe à la tombée du jour. Derrière moi, il y a toujours quelqu’un qui saute le tourniquet. C’est une chorégraphie maîtrisée par les deux parties. Je descends quelques stations plus loin à Pigalle. La mythologie de ce quartier là, par contre, je n’en veux pas. Les guitares vintage, les boots à talons, les touristes avec leurs magnums de rosé, les gens qui disent “c’est rock” ou “tiens mais ce serait pas Hedi Slimane?”, les campagnes de pub CK One, Technikart, Beigbeder, les Strokes. Je voudrais creuser un ravin dans le début des années 2000 et faire comme si tout ça n’existait pas. Mais parfois, il me faut m’aventurer dans ce merdier pour aller voir un groupe que j’aime. Et ce soir-là, c’est Cat Power qui joue à la Boule Noire.
Pendant que les gosses de riches découvrent Television et le Velvet, je plonge tête baissée dans la musique lofi, antifolk, brut. 2000, 2001, c’est l’époque où Herman Düne demande d’éteindre la lumière, où Will Oldham chante “Gather your courage Gather your free will”, où Cat Power raconte avoir vu le diable apparaître dans un orage. Ce soir-là, on rentre dans la salle de concert avec l’intime conviction qu’on va assister à une messe surnaturelle, un rituel de magie blanche. Chan Marshall monte sur scène et fait éteindre la lumière. Une fois disparue dans la pénombre, elle demande au public de s’asseoir. Les spectateurs ne sont pas venus voir un rituel, ils ont payé pour un spectacle. Les soupirs et rires nerveux ne peuvent que trahir leurs craintes: ils n’en auront pas pour leur argent. Elle boit du vin rouge à la bouteille, tremble, s’arrête au milieu de ses morceaux, parfois encouragée, souvent sifflée par la salle qui se vide à la moitié du concert. Je finis par m’engueuler avec le mec dont les genoux touchent les miens sur le sol collant de la petite salle de Pigalle. Je ne comprends pas trop pourquoi tout le monde s’énerve. Pour moi, c’est à ça que ressemble la musique de Cat Power, un truc de cramé, sur le fil, où les cordes frisent et le piano n’est pas toujours accordé. Je reste jusqu’à ce que la chanteuse quitte la salle en titubant. J’ai choisi mon camp.
Des années plus tard, je marche cette fois dans Chinatown pour aller à une soirée où une amie m’a fait inviter. “Des gens du boulot” (dont il faudrait toujours se méfier, je crois). J’adore Chinatown, Canal St, les contrefaçons, les Rolex en plastique, les canards laqués qui sèchent dans la rue, la fumée brûlante qui sort d’on ne sait où, le magasin Yellow Rat Bastard où j’achète des pantalons Dickies à un prix tombé du camion. Ce soir-là, tous les restaurants ont laissé leurs poubelles dehors en attendant le passage hypothétique des éboueurs. Il y a ceux qui ont un A ou B affiché en vitrine (vous pouvez y manger), ceux qui ont un C ou D (vous pouvez y manger mais vous passerez une mauvaise nuit).
La fête se déroule sur le toit de l’immeuble et tout le monde nous regarde en se demandant ce qu’on fait là. Une fille se met à marcher sur le rebord du toit avec les bras tendus pour tenir en équilibre et devient le centre de l’attention. Quand je lui dis d’arrêter, elle me répond de ne pas m’en faire car elle est “experte en escalade et en yoga” (bien que je ne vois pas trop le rapport). Soudain, je n’ai plus envie de défendre celle qui titube. Je suis terrifié par ce qui pourrait se passer si elle tombait en bas de l’immeuble. Quand elle redescend, elle me lance un regard méprisant et trinque avec un de ses copains qui porte un grand chapeau. Je suis tiré de mon effarement par le propriétaire des lieux et sa voix nasillarde. C’est sa pendaison de crémaillère et il veut bien insister sur le fait que le “vrai” New York c’est Manhattan. Il utilise des hashtags comme sur Twitter mais à l’oral: #truenewyorker #amazing #omg . Il n’y a malheureusement rien de plus fort que de la bière à boire pendant cette soirée sur le toit. #fail
Quand on quitte la “fête” et retrouve les rues de Chinatown, on entend un drôle de bruit, un couinement: quelque chose qui griffe le métal. Un rat immense sort de la poubelle, couvert d’immondices et un peu ébouriffé. Puis il continue sa route sans prêter attention à nos cris et éclats de rire. Un instant, j’imagine les convives de la soirée attaqués par des rats affamés pendant que leurs copains boivent des jus d’herbe dans un Williamsburg si propre qu’on pourrait bouffer par terre. #newyork
Je me souviens que quand j’ai quitté le 18ème arrondissement pour vivre ensuite pendant de nombreuses années dans le 11ème, il y avait alors une grève des éboueurs. La première soirée où je suis descendu de mon nouvel appartement, j’ai senti une masse sombre passer sur mon pied. C’était un rat qui semblait me demander quelque chose. Choisir mon camp, peut-être…