Quand donc se sent-on vraiment chez soi ? Autour de cette interrogation aporétique, Thomas Jean Henri a patiemment bâti un édifice qui repose sur des fondations infiniment ramifiées et qui possèdent sans doute une importance aussi capitale que la partie émergente de sa Cabane si accueillante. Depuis 2015, l’ex-batteur de Venus s’est en effet attaché à ponctuer chacune des étapes de la construction de gestes artistiques réflexifs – articles de presse, singles avant-coureurs ainsi qu’un documentaire où les membres de l’entourage bienveillant de ses pairs s’interrogent sur la portée d’un album qu’il n’ont pas encore entendu – comme pour mieux prolonger ce sentiment au long cours, presque paradoxal, qui fait de chacun d’entre nous de petits Ulysse en quête du retour vers ces lieux pour lesquels l’attachement croît souvent à proportion de la distance qui nous en sépare.
Take Me Home implore-t-il ici l’être aimé, tout en laissant entendre que l’injonction demeurera impossible à satisfaire. L’amour se dérobe souvent, au fil des chansons, mais il laisse de précieuses traces. Quant au « chez soi », c’est une autre affaire : plus on s’en est éloigné, plus résonnent la sensation du manque, la nostalgie tenace, l’illusion fugace qu’il existe un lieu d’ancrage où s’exprimerait la plénitude de ce que l’on est, dans toutes ses dimensions passées et présentes. « Chez soi » existe toujours davantage sur le chemin qui y conduit qu’une fois parvenu dans les murs qui ne renferment que des souvenirs et, au mieux, un confort précaire. Il en va un peu de même pour cette œuvre si magnifique. C’est en tous cas ce qu’on croit deviner au fil des images et des propos qui accompagnent sa sortie, comme autant d’exutoires à la déception qui se profile inévitablement : reculer le moment de la confrontation avec les échéances et les dates, repousser l’achèvement, l’écoute même pour les interlocuteurs sollicités dans le documentaire. Tenter de ne pas penser trop vite à la triste matérialité d’un support obsolète, aux chiffres, aux ventes.
Heureusement il y a ces trouvailles collectives. Les hôtes de cette Grande Maison qui contribuent tous à façonner un intérieur sobre et où l’on respire pourtant l’air de la nostalgie à grandes goulées. Les « hôtes » : le même mot qui désigne ceux qui accueillent et ceux qui sont accueillis. Quelle belle invention lexicale et si parfaitement adaptée au projet artistique ! Leur visage est souvent familier ; on reconnait certaines de leurs voix. Will Oldham et Kate Stables (This Is The Kit) incarnent tantôt le désordre amoureux, tantôt ce qui ressemble au dialogue intérieur bipolaire du féminin et du masculin. On ne sait pas toujours et c’est mieux de ne pas trancher. Leurs échanges sont ponctués par les interventions du chœur, comme dans une tragédie grecque ou dans une comédie musicale de Jacques Demy, assurées par les cinq chanteuses de l’ensemble BostGehio. Elles assument avec légèreté et profondeur les moments de réflexion plus générale sur l’amour et l’instabilité des sentiments. Caroline Gabard et Sam Genders – la mixité, encore et toujours – ont cosigné la plupart des textes. Quant aux arrangements de cordes de Sean O’Hagan, ils contribuent plus que largement à magnifier les méandres mélodiques de ces dix chansons à la charpente robuste et complexe. Contrairement à ce que l’on aurait pu craindre, ces ornements ne semblent jamais se superposer artificiellement au décor originel. Il ne s’agit pas ici de décorer mais plutôt de colorer subtilement certains recoins de l’univers domestique en se conformant aux tonalités d’origine : aux inflexions soul de Tu Ne Joueras Plus A L’Amour – Paul Simon n’est pas très loin – viennent se superposer des scansions moelleuses tout droit surgies d’une session d’Al Green alors que les tonalités plus folk et pastorales de By The Sea appellent naturellement un usage des mêmes instruments que n’aurait sans doute pas renié Robert Kirby. L’accumulation de ces détails, grâce à une prise de son qui préserve à merveille l’intimité de chaque note, n’altère jamais la cohérence de l’ensemble ni le profond sentiment d’harmonie qui domine dans cette demeure au charme insidieux. La maison est immense et, miracle, on s’y sent chez soi pour très longtemps.