La fabuleuse Ronnie Spector nous a quitté avant-hier soir à l’âge de 78 ans, emportant avec elle un monde de mascara, de minijupes et de folie qu’elle aura réchauffé de sa voix éraillée pendant 65 ans d’une carrière en rose et noir.
Retour en arrière. En 1961, Veronica et Estelle Bennett, avec leur cousine Nedra Tally se rendent dans un club de la 45ème rue : le Peppermint Lounge, alors « le seul endroit rock’n’roll de New-York ». À 15, 17 et 19 ans (dans l’ordre, Nedra, Ronnie et Estelle), elles viennent d’enregistrer leurs premiers morceaux, mais lassées d’attendre depuis déjà quatre ans à l’ombre du Brill Building qui les ignore, elles décident d’abandonner les sucreries infantiles des harmonies tubesques pour le rythme du rock’n’roll.
Ce soir-là, aidées par leurs six tantes, les trois adolescentes sont maquillés comme des camions volés. Elles ont les cheveux crêpés en de gigantesques beehives ( ces « ruches » qui inspireront plus tard John Waters dans Hairspray), des soutiens-gorges rembourrés et des robes en taffetas jaune près du corps pour faire oublier leur âge, mais aussi parce que ce style, c’est celui de Harlem où elles se produisent sur la scène « amateur » du légendaire club Apollo. C’est là qu’elles découvrent l’adrénaline de la scène, surmontant la crainte maternelle que leur peau ne soit trop « claire » pour le public. Maman travaille au restaurant King Donut’s, de l’autre côté de la rue, mais elle n’aime pas trop voir les filles traîner, car il faut se méfier des toxicos. Commentaire de l’intéressée : «Il y avait toujours quelqu’un pour mentionner les junkies quand j’étais petite. Je n’en ai jamais vu, mais j’en avais sacrément envie ! J’avais la frousse de me faire vacciner contre la polio, mais pour une raison ou une autre, j’étais fascinée par l’idée que ces gens se plantent une seringue dans le bras chaque jour. J’étais impatiente de poser mon regard sur quelqu’un comme ça. » Ces filles sont les rues de New York – pas encore celle de Mean Streets, et il faudra attendre 1973 pour que Scorsese utilise Be my Baby dans un film. Dans leurs veines coule un mélange de sang Cherokee, Afro-Américain, et Irlandais, elles ont grandi dans le quartier de Washington Heights. Elles sont piquantes et vulnérables, touchantes et dangereuses, sans être menaçantes. Elles sont la jeunesse d’une génération en technicolor, de cheerleaders qui portent des noms d’héroïnes de comics, du monde d’American Graffiti, post Elvis et pré-assassinat de Kennedy.
The Ronettes What I’d Say (audio, live 1963)
Just Like Honey
Et l’artifice fonctionne, puisqu’on les prend par erreur pour le trio de danseuses attendu ce soir-là. Elles sont poussées sur scène pour danser. Pendant What I’d Say, qu’elles ont répétée dans leur chambre, chorégraphies incluses, un des membres du groupe Joey Dee and the Starliters, finit par tendre le micro pour plaisanter à une Veronica déchaînée. Ce titre figurera d’ailleurs sur leur seul et unique album, … presenting the Fabulous Ronettes (1964). La ruche a trouvé sa reine, elle qui a seize ans avait le cœur brisé de ne pas encore avoir sorti un seul tube. Ce qui les différencie de leurs contemporaines ? Elles sont volontairement drôles et sexy, avec pour étoile la reine de l’artifice et de la dérision : « Je voulais être la Marilyn Monroe de Spanish Harlem, et je n’allais pas me contenter de moins. » Quand les Dixie Cups chantent Chapel of Love, elles évoquent un amour pur et chaste, lisse comme une pellicule de film projeté dans un drive-in. La même année sort la version des Ronettes sur leur album, produite elle aussi par Phil Spector. Rien à voir, ici se mélange désir, doute et une certaine mélancolie, ces ingrédients indispensables à toute évocation réussie du passage à l’âge adulte. Ronnie Spector voulait être l’anti-Shirelle, et chante à 21 ans comme si elle savait déjà que la vie pouvait être vache mais avait décidé d’en rire. Autre différence notoire : les Ronettes n’ont jamais chanté dans une église, et n’ont que faire de passer pour de gentilles filles. Avec les Ronettes, on se moque du fruit défendu et de savoir si on sera encore aimée le lendemain matin. Les plus beaux souvenirs sont ceux qu’on se fait en marchant sous la pluie. Ça tombe bien, l’averse n’est jamais loin.
The Ronettes, Chapel of Love
« Le plus grand disque pop de tous les temps ». Brian Wilson
En juillet 1963 sort Be My Baby, composé par les génies Ellie Greenwich et Jeff Barry, produit par Phil Spector, tombé fou amoureux de Veronica. Il est marié, elle ne le sait pas, se fera même arrêter dans un hôtel new-yorkais pour prostitution, n’étant pas (encore) l’épouse légitime de son pygmalion. On attribue trop souvent le mérite de Be My Baby à son extraordinaire production, « Pierre de Rosette des pionniers de studio », en mettant de côté l’incroyable chaleur apportée au morceau par Veronica. En écoutant la compilation The Building of the Wall, Phil Spector, the early productions 1958-1961(Rhino Records, 1984), on se rend compte à quel point c’est elle qui a apporté une dimension nouvelle aux productions de Spector.
The Ronettes, Be My Baby
Pour Veronica, il invente un son déferlant, un nouveau rythme. Il passe des heures à enregistrer la batterie de Hal Blaine, au détriment des autres musiciens du Wrecking Crew, qui jouent aux fléchettes sur des posters de Playboy pour passer le temps. Ce son, dont Brian Wilson dira qu’il a rendu fou tout son entourage en repassant l’intro du morceau ad nauseam, Hal Blaine l’a tout simplement repris de Strangers In the Night, et lui a donné une nervosité qui influencera l’histoire de la musique des Beach Boys aux Beatles, en passant par les Ramones ou Just Like Honey de Jesus and Mary Chain (ceux qui sont seulement heureux quand il pleut) aux Raveonettes sur le fantastique Ode To L.A sur lequel Ronnie montre en 2005 qu’à 62 ans, elle n’a rien perdu de son charme.
Brian Wilson à propos de Phil Spector et Be My Baby
Brian Wilson, lorsqu’il chante In My Room, autre chef d’œuvre de spleen pubère, capture la solitude et le mal être. Ronnie, elle, exsude la sensualité et le désir brut, ardent. Il suffit à nouveau de comparer leurs versions de I Can Hear Music pour mesurer le décalage. L’un parle d’amour, l’autre d’orgasme. Sur les prises studios, sans la voix, on a le morceau d’un génie de la production. Mais si on essaie de remplacer la voix, on se retrouve carrément avec une bluette sans aspérités, le mignon Reviens Vite et Oublie des Surfs.
Phil Spector : Be My Baby, Studio take 5
Prison dorée
Lorsqu’elle épouse Phil Spector, les averses de Walking In The Rain deviennent un orage perpétuel, étouffant, la confinant physiquement et moralement dans le manoir nuptial, hanté par le jalousie et la paranoïa de l’ancien mentor devenu geôlier (mais pas encore meurtrier). Cher, qui subit elle-même l’emprise (et les coups) de Sonny, la presse de s’échapper. Ils étaient présents sur les chœurs de Be My Baby, mais si le destin des deux femmes se ressemblent, la suite de leur carrière montre à quel point Ronnie a été éreintée. En 1972, elle s’enfuit enfin, pieds nus, ruinée, apparemment oubliée. Spector la prive de royalties, du droit de chanter ses tubes, essaie de lui retirer jusqu’à son nom (« la seule chose qui me reste pour faire repartir ma carrière »), et même, en 2007, il tentera depuis sa prison d’empêcher son entrée au Rock’n’Roll Hall of Fame.
En 1974, enfin divorcée, elle tente de relancer sa carrière en solo. Le succès n’est pas au rendez-vous mais les amis oui : John Lennon, David Bowie, Bruce Springsteen, Steve Van Zandt, Joey Ramone… Ronnie est encore une idole pour les clients du CBGB, et son influence évidente sur les Rezillos ou les Stilletos, dans lesquelles chante une Debbie Harry pré-Blondie. Ronnie est lucide sur sa carrière solo, et prend les hommages (capillaires et vestimentaires chez Amy Winehouse) comme autant de raisons de se réjouir.
Depuis presque soixante ans, Ronnie Spector est la voix de la jeunesse qui échappe au contrôle parental, chez Scorsese (1971), dans Quadrophenia (1979) et en générique d’ouverture de Dirty Dancing (1987). Sur les écrans de télévision, c’est la fin de deux ans de frustration pour les spectateurs de Clair de Lune lorsque Cybill Shepherd et Bruce Willis font enfin l’amour, et dans les années 90 le juke-box du Peach Pit étonnamment riche en hits 60s dans Beverly Hills. Si on mettait bout à bout toutes les diffusions de Be My Baby, on en serait à 17 années de rotation continue du morceau, l’âge de Veronica quand elle montait sur la scène du Peppermint Lounge pour la première fois. Aujourd’hui, Zendaya, actrice et icône des adolescentes de 2022, est pressentie pour l’incarner prochainement à l’écran et engendrera, il faut l’espérer une nouvelle génération de mini-Ronnie, aussi prêtes à aimer qu’à en découdre – à condition que le film ne soit pas un nanar comme le téléfilm HBO sur Spector et son Al Pacino surperruqué.
Ronnie et nous
Rien d’étonnant dans ces « fiLLiations », l’insolence, l’humour, l’amour des hommes et de la féminité, le sex-appeal comme un jeu malgré les agressions subies. (Ronnie doit repousser les avances de son idole d’enfance Frankie Lymon le jour de son goûter d’anniversaire de 13 ans – il n’en a que 14 mais est déjà célèbre, et bourré). Le girl power rusé, parfois désespéré mais jamais pathétique. Nous avons tous notre histoire avec Ronnie, la mienne a commencé avec ma sœur et le visionnage de cet épisode de Clair de Lune quand notre obsession pour cette chanson nous rendait dingues, jusqu’à ce qu’elle ramène la bande-originale de Dirty Dancing de vacances sur l’Ile de Wight. C’est aussi mon premier voyage en Angleterre à 13 ans et un slow dansé, le coeur brisé par le garçon mignon, avec un autre dont on se dit trop tard que c’était lui le bon. Ce sont toutes les soirées passées au Pop In à Paris, où (samedi dernier inclus) nous finissions systématiquement notre set par Be My Baby, la chanson parfaite pour danser, chanter, pleurer, (re)vivre sa jeunesse … C’est aussi, plus récemment, l’entendre à la radio dans la voiture avec homme et enfants, dans une ville des Catskills au Nord de New-York (là où est supposé se passer Dirty Dancing), où le temps semble suspendu depuis 1963. Le passé, le présent et le futur, pour emprunter aux Shangri-Las.
Extrait de l’épisode de Clair de Lune en question.
En 2016, Ronnie Spector se produisait sur la scène du New Morning devant un public subjugué. Accompagnée par son mari, le cheveu gonflé et l’oeil charbonneux, la poitrine relevée et les talons démesurés, elle avait chanté avec une chaleur et une humilité déroutantes, enchaînant tubes et remarques salaces comme si elle se trouvait encore à l’Apollo, conquérante d’un public venu admirer une icône et reparti rajeuni. Cette générosité, elle la partageait encore cet été lorsqu’elle écrivait pour son anniversaire : « Si je pouvais faire un vœu, ça serait que soyons plus gentils les uns avec les autres. Si quelqu’un ne sourit pas, offrez lui le vôtre ! Je porte toujours du rouge à lèvres, et suis toujours prête si quelqu’un vient vers moi pour me demander un selfie. Leur bonheur fait le mien. »