Pour tenter de restituer l’enthousiasme éprouvé à l’écoute d’un album, l’exercice critique consiste, la plupart du temps, à articuler tant bien que mal des arguments particuliers avec le registre générique de l’événement. Pour évoquer, à la fois, ce qui surgit de manière étonnante en modifiant la situation préalable et ce qui doit être considéré comme important, par sa valeur discriminante. Quel que soit le point de vue dont on le considère, ce nouvel album de Boo Hewerdine a tout d’un anti-événement. D’abord parce que, selon toute vraisemblance, il n’altèrera pas le flux tranquille d’une carrière au long cours, entamée dans les marges presque confidentielles il y a bientôt quarante ans. En groupe (The Bible, State Of The Union), en duo avec Eddi Reader ou Chris Difford et le plus souvent en solo : Hewerdine n’a jamais cessé d’accumuler régulièrement les jalons d’une œuvre dont un récapitulatif indispensable a permis, l’an dernier, de saisir quelques-uns des éléments obscurs et essentiels – Selected Works, 2021. Comparé aux épisodes précédents, ce qui semble être son quinzième album solo – à ce degré de profusion, les décomptes comportent sans doute une marge d’erreur – ne contient donc rien de radicalement neuf. Il n’apparaît pas non plus comme le point culminant qui dispenserait de tout retour attentif sur le long parcours qui l’a précédé. Ni révélation, ni chef d’œuvre ultime dans cet ensemble quatorze nouvelles chansons trop tranquilles. Et pourtant, sans la moindre prétention tapageuse à l’attention, elles ont fini par s’incruster dans le quotidien, évinçant au passage bon nombre de leurs concurrentes aux charmes plus immédiats ou plus clinquants.
Rien qui tiendrait à leur nature objective : c’est un choix humain qui, seul, peut conduire à ne pas les délaisser, les ignorer. Composé et enregistré dans un appartement de Glasgow alors que le monde extérieur restait en suspens, Understudy est, tant sur la forme que sur le fond, un album d’émotions ténues plutôt que de bouleversements. Un album qui suggère à traits subtils des sentiments profondément adultes, ceux qui ne peuvent surgir que de la répétition au très long cours, des routines familières. Celles que l’on surmonte et que l’on apprécie même, parfois. Les déclarations passionnées se teintent d’un fatalisme tendre (Magnets) et on finit par renoncer – mais pas complètement – à l’idéal illusoire de la fusion amoureuse totale et transparente pour construire et aimer en dépit de l’irréductible altérité (Useful, Someone Else’s Blues). Hewerdine parvient à restituer tout cela et bien plus encore, à demi-mots et en moins de trois minutes, et cela suffit amplement à témoigner de son talent et de son savoir-faire accomplis de songwriter. Les compositions prolongent et confortent cette impression constante de simplicité maîtrisée. Sans jamais payer de mine, les mélodies fluides sont esquissées tantôt à la guitare acoustique, tantôt au piano avant de s’orner de détails disposés avec goût et parcimonie : des rythmes subtils, des boiseries classiques et discrètes, quelques cordes de temps en temps. Tout cela perdure, bien au-delà des quelques instants d’écoute, et ne cesse de résonner d’échos de plus en plus honnêtes, personnels et touchants. S’il n’y a d’événement que pour ce que l’on choisit de considérer comme important, en lui conférant de la valeur et du sens, sans doute Understudy peut-il, à une échelle très intime et très subjective, apparaître finalement comme tel.