Avec huit albums en douze ans — si l’on compte aussi ses trois albums réalisés sous le nom d’Ezra Furman & the Harpoons, entre 2007 et 2011 –, Ezra Furman est assurément l’un des songwriters rock les plus prolifiques de ces dernières années. Auteur d’une pléiade de chansons aussi mémorables que I Wanna Be Your Grilfriend, Driving Down to L.A. ou I Killed Myself But I Didn’t Die, de brillants mélodrames pop aux accents subtilement fassbindériens, Furman est aussi, avec Ty Segall, l’un des rares songwriters contemporains à avoir su faire souffler un vent de fraîcheur sur un rock classique et soigneusement référencé qui, chez lui, ressemble à un étrange compromis entre le Bowie de Diamond Dogs (1974) et le Springsteen de Darkness on the Edge of Town (1978).
Il y a quelques semaines, en marge de son excellent concert à La Maroquinerie, où il était venu présenter Twelve Nudes, son sixième album solo qui lorgne ostensiblement du côté de ses héros punks, Ezra Furman acceptait de se plier à l’exercice du Blind Test et d’évoquer, à la fois, certaines de ses influences, son œuvre passée et la nature particulière de ses engagements politiques.
Ezra Furman, Evening Prayer (Twelve Nudes, 2019)
Dans cette chanson très énergique, vous chantez notamment « It’s time to do justice for the poor ». Vous considérez-vous comme un chanteur engagé ?
Oui, en règle générale, je considère, depuis le départ, que mes chansons sont engagées. En fait, le rock a joué un rôle essentiel dans mon éducation politique. Quand j’étais plus jeune, certains groupes, comme Clash et quelques autres, ont été très importants de ce point de vue. Ils m’ont transmis une énergie qui m’a ensuite donné le courage de ne plus accepter les injustices que j’observais autour de moi et qui m’indignaient. Plus tard, lorsque je me suis mis à écrire mes propres chansons et à me produire en concert, je me suis beaucoup interrogé sur ce que je voulais transmettre aux gens qui venaient m’écouter, sur ce que je voulais éveiller en eux. Je ne dis pas que je cherchais forcément à les influencer, mais je vois aussi que lorsque j’écris sur des sujets qui me tiennent à cœur, les gens qui me suivent réagissent très favorablement. Donc il y a un échange, je ne peux pas le nier. En fait, je pense que les chansons sont comme des prières. Or, pour moi, une prière est presque subversive par essence, puisqu’elle tend à dire que le monde n’est pas acceptable tel qu’il est et qu’elle appelle à le changer.
C’est un peu le sens de cet autre passage, « If you’ve got a taste for transcendance, then translate your love into action », non ?
Oui, je crois que lorsque l’on va voir un concert d’un groupe que l’on aime, on reçoit une certaine forme d’énergie, de force, qui pourrait éventuellement se traduire en actions et avoir des répercussions positives sur la vie d’autres personnes. C’est pourquoi je pense qu’il serait dommage de laisser cette énergie se perdre avec le souvenir du concert.
Est-ce que la présidence de Donald Trump et le rejet que sa politique peut susciter vous ont aussi poussé à vous engager davantage ?
Oui, c’est sûr que, désormais, l’ennemi est impossible à ignorer. En fait, le gouvernement actuel prend tous les jours des décisions qui, par les injustices qu’elles créent, nous poussent à réagir et à nous dire que ce n’est pas la société que nous voulons. En général, j’évite de ramener la société à un clivage droite/gauche, car je pense que le vrai combat se situe entre les riches et les pauvres. Pour moi, c’est là que se situe l’urgence. Dans la société actuelle, les pauvres subissent toutes les injustices.
Jay Reatard, Fading All Away (Blood Visions, 2006)
J’ai beaucoup écouté Jay Reatard pendant la préparation de Twelve Nudes. Lorsque j’écrivais, mais aussi lorsque j’enregistrais. J’ai eu la chance de le voir deux fois en 2009, mais je ne le connaissais pas personnellement. Je l’écoutais déjà à l’époque, mais, bizarrement, je l’ai bien plus écouté, ces dernières années. En fait, j’aime particulièrement sa négativité. Personnellement, j’aurais tendance à toujours essayer de chercher un angle positif pour aborder les problèmes, mais il est vrai que, parfois, il est préférable faire face à cette négativité et de laisser s’exprimer l’énergie qu’elle concentre, afin de s’en libérer.
Wipers, Mystery (Is This Real ?, 1980)
Je les adore ! Je les avais découverts grâce à Nirvana. Kurt Cobain était un de leurs grands fans et les évoquait souvent. Comme Jay Reatard, ils parvenaient à être très agressifs sans jamais oublier les mélodies. Ils avaient vraiment de très bonnes chansons. Mystery est l’une de mes préférées. Tout le premier album est génial, de toute façon. Up Front est super, aussi.
Misfits, Bullet (single, 1978)
Mon dieu, Bullet ! C’est vraiment l’un des seuls groupes qui parvienne me faire accepter des chansons de ce genre, évoquant le viol, le meurtre, etc. Peut-être que je me voile la face, mais j’ai l’impression que tout était fait avec un tel sens de l’outrance et de l’exagération que c’était un peu comme Halloween. Pour moi, c’était avant tout du théâtre. Et Bullet est un titre génial.
Buzzcocks, Ever Fallen in Love (Love Bites, 1978)
Bon sang, pour moi, cette chanson est comme un hymne. J’écoute les Buzzcocks depuis l’adolescence et ils sont des références incontournables. Leurs chansons sont tellement simples, directes et justes… Leur attrait n’est pas que musical, il est aussi émotionnel.
Est-ce que vous faîtes une différence entre le punk anglais et le punk américain ?
Non, pas vraiment. Pour moi, c’est la même chose. Et puis, je ne sais pas… C’est très bizarre, je crois que je n’ai réalisé que tardivement que Pete Shelley était bisexuel. J’ai l’impression que leurs chansons sont d’un genre très neutre.
Ezra Furman, Driving Down to L.A. (Transangelic Exodus, 2018)
Cette chanson est particulièrement réussie. Je sais que c’est anecdotique, mais son récit est tellement précis et convaincant que je me suis toujours demandé si elle était autobiographique.
Oui, disons que c’est surtout une combinaison de différents souvenirs. En fait, j’ai fait tellement de voyages en voiture en direction de Los Angeles, comme ça, à deux, avec la personne dont j’étais amoureux, que tout se mélange un peu. En tout cas, ce sont des souvenirs très forts, des images de route la nuit avec les falaises de la côte Pacifique en contre-bas, des moments au cours desquels je me suis senti toujours senti incroyablement libre. Et je pense que ce sentiment est aussi amplifié par le secret dans lequel on doit vivre, lorsqu’on est jeune et queer. A cet âge, on a souvent le sentiment de faire exister une bulle, un monde à part, que l’on est seuls à partager avec l’être aimé. Mais sinon, oui, l’idée de fuir pour échapper à la famille et à son jugement, c’est totalement autobiographique.
Par la façon dont il est construit, mais aussi par l’énergie qu’il laisse exploser avec le refrain, le morceau rappelle souvent le fameux Creep de Radiohead. Est-ce que c’est un groupe qui vous a touché et dont vous vos sentez proche ?
Ah, l’idée me plaît beaucoup ! C’est une très bonne chanson ! Après, de mémoire, il me semble que je pensais surtout à Sparklehorse, lorsque je bossais sur ce titre. Mais il faut aussi comprendre que j’essaye toujours différentes approches lorsque j’enregistre un titre. Donc les morceaux passent vraiment par tous les états avant d’être finalisés. Dans ce cas précis, je me souviens que je m’étais également inspiré du Let Him Run Wild des Beach Boys, une chanson qui a un refrain extraordinaire et très puissant. Je me souviens qu’on s’était surtout penchés sur l’utilisation des cuivres sur ce titre.
On avait aussi beaucoup écouté la version de Lucy in the Sky With Diamonds des Flaming Lips…
Quel genre de musique écoutiez-vous dans les années quatre-vingt-dix, lorsque vous avez commencé à acheter des disques ?
Le premier groupe dont été très fan et que je me suis, en quelque sorte, approprié, c’était Green Day. Sinon, j’écoutais beaucoup les disques de mes parents : les Beatles, principalement, mais aussi Bob Dylan, le Plastic Ono Band et le punk, plus globalement. Plus tard, j’ai écouté pas mal de groupes indépendants dont mon frère aîné était fan, des groupes comme Cake, Weezer, etc. Mais, pour moi, le vrai choc est arrivé au début des années deux mille, avec les Strokes. Là, d’un coup, tout était passionnant, leur musique, leur look, leur attitude ; c’était génial !
The Shangri-Las, I Can Never Go Home Anymore (single, 1965)
Oh, je les aime tellement !
J’ai l’impression que votre écriture, notamment sur un titre comme Driving Down to L.A., est très influencée par ce genre de mélodrames de girl groups…
Oui, absolument. Mais j’aime spécialement les Shangri-Las. Par exemple, j’adore leur façon de glisser des dialogues dans les récits de leurs chansons. Et puis, je crois aussi que les Shangri-Las me renvoient au souvenir de la jeune fille perdue, celle que je n’ai jamais pu être, à l’adolescence. Enfin, passons…
Ezra Furman, Tell ‘em All to Go to Hell (Day of the Dog, 2013)
Nous avions enregistré ce disque à Chicago, dans le studio que Tim Sandursky, le saxophoniste de mon groupe, avait aménagé dans le grenier de sa maison. Je crois que c’est même le dernier disque qui a été enregistré là-bas.
Vous écoutiez beaucoup Buddy Holly, à cette époque, non ?
Bien sûr ! Buddy Holly, mais également Rock’n’roll, l’album de reprises que John Lennon avait enregistré avec Phil Spector. Chuck Berry, aussi ! En fait, je suis vraiment fasciné par l’utilisation des textes dans les chansons de Chuck Berry. Ses mots sont créateurs de rythme et donnent parfois l’impression d’aller plus vite que le morceau. Il n’y a pas que la musique, il utilise vraiment les paroles comme une sorte d’accélérateur, pour imprimer un rythme rapide au morceau.
Bruce Springsteen, The Promised Land (Darkness on the Edge of Town, 1978)
Bruce Springsteen semble être une référence importante pour vous. Cela se sent dans votre écriture, mais aussi dans votre utilisation du saxophone, par exemple. The Promised Land fait partie des chansons que vous avez reprises, donc…
Oui, je l’écoute depuis le lycée. Bien sûr, c’est un immense artiste de scène, un chanteur capable d’électriser une foule et de l’emmener où il veut. Je l’ai revu en 2009 et le concert m’a complètement sidéré, mais je crois que ce que je préfère chez lui, c’est l’écriture et sa façon de créer un monde, avec de vrais personnages, dans ses chansons. Pour un songwriter comme moi, il ne peut qu’être un modèle. Et puis, je trouve aussi que ses chansons révèlent souvent une sensibilité et des émotions que lui-même tend à essayer de dissimuler sous une attitude de mec dur et impassible. Julian Casablancas est un peu comme ça, aussi : il joue au mec cool et détaché, mais ses chansons trahissent une sensibilité qui est presque contradictoire avec ce genre de posture. Je crois que je me retrouve facilement dans cette dualité. D’ailleurs, Bruce Springsteen me fait souvent penser à un queer qui serait encore caché dans le placard. Il a tellement l’air d’être enfermé dans une cage de masculinité que… Enfin, je ne sais pas, peut-être que je me trompe. Mais, sinon, oui, The Promised Land est une de mes préférées, avec Thunder Road. Et je dirais que, pour moi, le déclencheur a été l’album Nebraska (1982). C’est grâce à ce disque que j’ai subitement pris conscience de ses qualités de songwriter. Avant cela, ses albums me semblaient venus d’une autre époque, avec un son énorme et très daté années soixante-dix. Mais, en entendant Nebraska, j’ai réalisé que Springsteen était un véritable auteur, avec un monde à lui et tellement d’histoires à raconter.