Le reggae, au sens large, est une musique historiquement liée à un mouvement messianique et c’est peu dire que ce genre musical d’origine jamaïcaine aime les prophètes, les miracles, les révélations. A ma microscopique échelle, je n’en avais pas connues de réelles vis-à-vis de ce genre musical, si ce n’est une inclinaison pour les esthétiques floues et protéiformes du dub, ou les sonorités actuelles fat qui infusent les genres croisés au hip hop britannique (du grime à la drill) et qui en descendent lointainement… En gros, sorti des encyclopédies Blood & Fire et des épais dictionnaires Soul Jazz, bien pratiques, je n’y connais pas grand chose, et j’ai manqué, sans doute, de bien épiques épisodes.
Et voilà que descend, du ciel nuageux de Tours, l’archange Gabriel (Gabriel > Gabi > Biga) qui vient me glisser à l’oreille son interprétation toute personnelle des sons jamaïcains.
Tout y est. C’est d’abord l’incarnation par le langage : comme les patients foudroyés qui sortent du coma en parlant parfaitement une langue qui leur était inconnue jusqu’alors, Biga*Ranx maîtrise le patois caribéen comme personne ici, débitant, comme un pistolet mitrailleur Uzi un peu endormi, ses mots d’anglais déformés comme du chewing-gum, mâtiné d’expressions créoles. C’est ensuite son voyage en terre promise jamaïcaine où, en partie sans doute, ses super pouvoirs langagiers lui on permit d’être adoubé par la scène locale. Il y enfin cette aura mystérieuse de gamin grandi trop vite, à la fois rayonnante et discrète, cette présence évidente et fuyante à la fois, qu’il utilise avec parcimonie dans ses vidéos et ses apparitions publiques. Tout cela révèle surtout la somme de travail énorme qu’il a dû enquiller, de son côté, dans l’écoute, la compréhension et la pratique d’un genre très fermé (en dehors de son emploi régulier et adouci par la variété d’ici), et de la part de son entourage, le label Brigante, qui forme une famille autour de lui, produisant de façon efficace des sons électro efficaces et diffusant les disques du crew avec l’appui d’une major.
Et le résultat de tout ça ? Sunset Cassette, comme le précédent, 1988, propose des plages directes et (pop) modernes qui touchent easy les non-spécialistes des scènes reggae digital actuelles (comme bibi), et fait le cross over : dansants, électrisants, ravissants les pieds et les ventres (à force de belles fréquences), elles gardent une direction acérée sans verser dans le fossé d’un vague trip touristique qui sentirait le roussi à défaut d’autre chose. Dance Hall, Bass Music, Vapour Dub, Cloud Rap, Biga*Ranx déroule sans jamais ennuyer une musique personnelle et identifiable sur le champs dans un cadre pourtant extrêmement codifié, tube instantané compris (Solid). Sans doute de plus en plus à l’aise dans ses baskets de jeune tourangeau, il propose même trois titres en français dans lesquelles sa poésie sombre éclate au grand jour. Il y avait bien quelques essais francophones dans 1988, dont le magnifique et crypté P.M.U. qui mettait la puce à l’oreille, il y avait bien ces mixtapes où sous l’alias Telly, il reprenait, en quasi mode witch house, Sous les sunlights (Gilbert Montagné, mais oui), mais rien d’aussi souple et étonnant que Les poches (et son hook de flûte qu’on dirait sorti d’un inédit de Saint Etienne), d’aussi hypnotique que Vieille branche, d’aussi tranchant et abouti que Regarde-moi, réel prétendant au tube de l’été pour le coup, avec ses paroles glaciales, chirurgicales, parfaites pour l’instant déprimé que nous vivons dans le fameux monde d’après :
« Mais dis-moi, qu’est-ce qu’on t’a fait, t’écris ton histoire dans un autodafé, j’ai plus le temps, j’dois aller taffer, si l’avenir est noir dans le marc de café, je suis dans la lune, dans ma bulle, dans ma BD, ils parlent tout fort mais j’entends zéro dB ».