Printemps 2019. Depuis quelques semaines, les trajets entre Arles et Nîmes ont définitivement remplacé ceux entre Arles et Marseille. La vie est dans la même gare, mais sur un autre quai, pour une autre direction. Et je me revois, sur ce quai, lire après une journée de travail un message de Zach : “Le nouveau Big Thief est une merveille, il me fait penser à Berlin [de Lou Reed]”, ou “En parlant de Berlin, il faut écouter le nouveau Big Thief”, je ne sais plus, ça devait être mieux tourné que ça, il tourne mieux ses phrases. Je sais cependant, je me souviens qu’il m’a d’abord vendu l’affaire, en filou, en passant par un de mes talons d’Achille, Berlin, un du genre copie cassette essorée dans les bus du collège puis du lycée. C’était il y a plus de vingt ans, et c’était à ce point. Les écoutes obsessionnelles, favorisées par l’adolescence et par ses trajets faiblement sociaux selon l’individu, son adaptation, sa chance. Et connaissant Zach, et sachant comme il me connaît, je comprends que ce disque de Big Thief est à considérer attentivement. C’est ce qui est dit dans sa phrase.
Je lui fais confiance.
Depuis 2002, je ne suis plus à la page. Question de temps et d’équilibre. Le temps, on apprend à le partager avec le travail, les amitiés et les amours, mais l’équilibre dépend de la variété des jours, et j’ai cru sentir que je ne pouvais plus me jeter dans la musique des autres comme je me jetais alors dans celle des miens. Ça s’est donc distendu dans le gras des années 2000, à mesure que s’accumulaient nos propres concerts, nos propres disques. J’écoutais les nouveautés d’autres musiques, creusais les vieilleries, me laissais attraper par les hasards et les rumeurs, mais en me protégeant de ce geste du critique, de son pari terrifiant : scruter puis jouer chaque disque qui sort comme le possible disque d’une vie. Un pari que le lecteur attentif fait aussi, et que j’évitais en évitant l’actualité, en laissant les autres digérer pour moi, en lisant de loin en loin.
Plus tard, j’ai créé de la musique autrement, calmement, et donc mieux, mais toujours éloigné des prescriptions. Le corollaire, accepter de passer à côté de merveilles, relevait de la décision du hasard comme lieu essentiel de la rencontre. Ça convenait mieux que ma persona adolescente de l’Expert, éplucheur de pochettes et de revues, ça convenait mieux jusqu’à – récemment – repiquer avec modération, relecteur de Simon Reynolds ou d’Alex Ross ici, lecteur de Section26 là, jusqu’à l’invitation à bafouiller épisodiquement chez ces derniers.
Zach, parmi d’autres, partage certaines obsessions, et communique certaines des siennes dont il sait qu’elles peuvent et doivent et vont me plaire. Il tombe souvent juste.
Et donc, je lui fais confiance.
Et donc, au printemps 2019, Big Thief n’est qu’un nom jusqu’à ce message, un nom sans musique, une ombre négligée parmi quantité d’autres. Je sais que ce groupe existe, je n’en sais rien de plus.
Je clique sur le lien Spotify aimablement fourni.
Évidemment surgit la confrontation au premier biais d’écoute – “Où est Berlin ? Je ne veux pas entendre Berlin, ou alors l’entendre, mais pas comme une citation, surtout pas, plutôt un écho ou une réponse”, etc. Qui passe sous l’évidence frappante d’un groupe qui joue – trop ? – bien, qui joue trop comme il faut, peut-être. Et la voix qui peut tout et me plaît, mais dont je voudrais me méfier sans y parvenir.
Je ne veux pas me laisser séduire. Ça ne me plaît plus trop, la séduction, il faut des formes.
Le disque passe. Je l’écoute de nouveau le lendemain et pour la première fois discerne des chansons, parce que je décide d’écouter les paroles quand débute Orange, et que j’entends “Orange is the color of my love / Fragile orange wind in the garden / Fragile means that I can hear her flesh / Crying little rivers in her forearm […] Lies, lies, lies / Lies in her eyes” et que je me rends compte que je n’ai pas entendu quelqu’un s’adresser à moi avec un tel mélange d’énergie et de finesse dans la voix depuis… je n’ai que Bob Dylan qui me vienne à l’esprit, ou Leonard Cohen, ou Robert Forster, parce que j’entends du domestique et du mystique se tenir la main d’un vers à l’autre, presque d’un mot à l’autre. Le genre de pensée qui vous saisit.
Les mélodies me tiennent.
Je me rappelle alors Andrew, un ami guitariste de jazz, venu du folk. Quand je lui fis découvrir Broadcast, il s’extasia devant leurs mélodies qui jamais ne répondaient aux questions qu’elles posaient.
Encore une journée, je continue de trouver que le groupe envahit un peu les chansons, puis Spotify bifurque sur des titres des albums précédents et je comprends par le contraste des arrangements, instantanément, ce que le groupe fait, et qu’il n’envahit rien, au contraire : il est véhicule.
Le disque se range peu à peu.
Écouté régulièrement, il s’installe dans ce paysage des jours, avec toute ma sympathie, ce paysage composé de repères que l’on se donne, durables ou non, pour faire au mieux avec ce que l’on traduit “intranquillité” ou “inquiétude(s)”. U.F.O.F. a cette couleur organique rassurante, quatre personnes – je les ai comptées sur la pochette – qui jouent dans une pièce. On n’entend que ça, la pièce et ces quatre personnes, qui y jouent ensemble les chansons de l’une d’entre elles, des chansons que je ne fais pas alors l’effort de chercher mais qui arrivent petit à petit : Orange donc, et Century, parce qu’elle groove différemment, parce que son esprit, contre l’esprit de sérieux, sauve la profondeur d’un groupe qui, je commence à le saisir, est tout sauf simple cri et simples larmes.
Tinals arrive.
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