Le Big Beat fut probablement, quelques années durant, la bande son des troisièmes mi-temps noyées sous les pintes de bières tièdes et des poutres d’amphétamines (selon ceux qui y étaient) dans les pubs du royaume britannique, pourtant le genre représente une sorte de parenthèse délirante et hédoniste dans les (assez) sérieuses quatre-vingt dix. Très loin du rock indépendant faisant une fixette sur le Velvet, tout aussi espacé des expérientations à la lisière de la Drum & Bass ambitieuse (pour ne pas dire chiante) de Photek, à rebours de l’éthique underground de la House américaine, petit frère sous-doué plus marrant du Trip Hop, l’éphémère genre cumule toutes les tares possibles : dégoulinant à souhait, novelty dans son essence, totalement dédié à la fête sans prise de tête. Nous sommes d’abord étonnés par la bêtise des samples, des constructions des chansons, le traitement à la fois démonstratif et vieillot des voix échantillonnées maltraitées et déformées pour ressembler à Mickey Mouse ou Barry White. Sous ces dehors fort légers voire superficiels, certains producteurs ont pourtant réussi à créer des tubes jouissifs, syncrétiques explorant avec malice le zeitgeist d’une génération déjà rétromaniaque. Un goût pour le vintage que nous retrouvons dans le nom même du genre. Si le terme aurait été utilisé pour la première fois en 1989 par le duo Big Bang, nous pouvons en attester une encore plus ancienne utilisation dans certains pays d’Europe de l’Est: en effet, dans les années soixante le Big Beat était le terme consacré pour la musique de la jeunesse, c’est à dire la Beat, le Rhythm & Blues etc.
La recette, parce qu’il y en a une, ressemble à un inventaire à la Prévert, associant tout et son contraire dans un assemblage fragile et forcément périssable tant ces genres n’étaient pas fait pour s’entendre. Empruntez à Hardfloor leur TB303 associée à une saturation bien grasse, piquez au Hip Hop US leurs breakbeats boom bap millésimés, agitez le tout en ajoutant pas mal de BPM , des samples de rock sixties (Just Brothers, Ventures etc.), une pincée de sonorités improbables, passez le tout à l’échantillonneur en prenant bien soin de garder le tout bricolé et ficelé comme un classique rave façon SL2, Congress ou Awesome 3 et vous aurez une petite idée du rendu. Cela ne pouvait naître qu’en Angleterre, berceau des Mods, et ce fut le cas, même si la sauce prit cependant particulièrement bien aux États Unis.
Les épicentres anglais en furent Londres, bien sûr, mais aussi Manchester et surtout Brighton, plaque tournante du label Skint, qui fournit au genre ses meilleurs combattants au fil des quelques saisons que dura le mouvement (Cut La Rock, Midfield General, Indian Ropeman). En gros, le Big Beat fut d’un mauvais goût certain, mais compensait par une appétence débridée pour la frivolité. Paradoxalement, certains de ses représentants les plus connus étaient loin d’être des manchots, et avaient sérieusement de bonnes idées. Les premiers disques des Chemical Brothers (Exit Planet Dust, Dig Your Own Hole) ou Prodigy (Music For the Jilted Generation, The Fat of the Land) vieillissent ainsi particulièrement bien car, en plus d’avoir posé les bases du genre, les groupes s’en étaient déjà éloignés, proposant au fond une musique qui leur était propre. À l’inverse, Fatboy Slim représente peut-être l’artiste Big Beat ultime, celui qui avec son second album You’ve Come A Long Way, Baby (1998) dressa les canons esthétiques mieux que personne. L’expérience de Norman Cook (Housemartins, Beats International) et sa roublardise transformèrent heureusement la chose en une bacchanale débridée. Quoi qu’il en soit, ces pionniers d’un âge nouveau amené à ne pas se répéter de sitôt furent suivis d’une cohorte de disciples plus ou moins doués, parfois versés dans le breakbeat sérieux ou le hip hop…
Parmi eux les Wiseguys firent leur petit effet avec leur second album The Antidote (1998), poussé par deux tubes en or massif (Ooh La La, Start the Commotion) dont les clips passaient le matin sur M6. Le duo Touché et Regal venait de la production rap et sut garder une élégance, cependant le premier est arrivé depuis à prouver que la turbine (à chocolat) ne lui faisait pas peur en se recyclant en Fake Blood. Chez Wall of Sound, impossible de ne pas mentionner un autre duo, Will et Alex de Propellerheads, qui se spécialisèrent dans les ambiances de film d’espionnage plutôt pour le meilleur, bien que la chose ne soit pas toujours digeste. Ils réalisèrent certainement un des plus beaux hold-up du genre en tout cas ! En milieu de tableau, se battant au coude à coude pour les places qualificatives à l’UEFA, derrière le trio infernal, mentionnons les Freestylers, dont le premier album offrait des influences jamaïcaines bienvenues ainsi qu’un certain goût pour l’electro-funk façon Arthur Baker et Afrika Bambaataa.
Coté one hit wonders, Bentley Rhythm Ace et Lo-Fidelity Allstars signent peut être quelques-uns des hymnes les plus vibrants du genre avec respectivement Bentley’s gonna sort you out et Battleflag, morceau un peu éloigné de l’esthétique mais tellement cool qu’il était difficile de le passer sous silence… En revanche, nous n’avons pas franchement réussi à réécouter Junkie XL, Crystal Method, Lunatic Calm, Groove Armada ou Apollo 440, mais ce n’est pas sûr que vous nous en vouliez de les avoir oublié… Nous nous sommes par contre autorisés à sortir légèrement du carcan en intégrant des morceaux de Jadell ou Rasmus, des producteurs qui mériteraient peut être une seconde écoute. En tout cas de notre coté, ils gardent une petite place spéciale à nos yeux. La chose Big Beat fut aussi intense qu’éphémère : 1995 pour les premiers soubresauts, 1999 pour la queue de comète avec un pic entre 1997 et 1998. En bref, né et disparu dans les nineties. Ne dit-on pas que les blagues les plus courtes sont les meilleures ? Big Beat un soldat sacrifié dans la fleur de l’âge sur l’autel de la musique électronique plus sérieuse, le cheval de Troie pour entrer dans les cœurs des américains à travers les bandes originales de film (Spawn, Matrix) et jeux vidéos (Fifa 99, Wipeout 2097).
Et une copieuse playlist signée Alexandre Gimenez-Fauvety en guise de conclusion…