En 2018, le nom de Bernard Estardy (disparu en 2006) revient sur toutes les lèvres, comme à l’époque où l’on s’arrachait ses services d’ingénieur du son / arrangeur de génie. Remercions Born Bad et Gonzai d’avoir publié coup sur coup, à un mois d’intervalle, deux compilations qui permettent de remettre en lumière le génial talent de producteur du « Baron de Méhouilles », également surnommé le « Géant », titre du livre que lui a consacré sa fille Julie, à paraître en septembre.
D’abord organiste dans l’orchestre de Bill Coleman puis pour Nino Ferrer, fondateur avec Georges Chatelain, en 1966, du mythique studio CBE (pour Chatelain-Bisson-Estardy, Janine Bisson étant la sœur de Chatelain), dans le XVIIIème à Paris, Bernard Estardy est vite devenu l’ingénieur du son et arrangeur le plus prisé de la variété. On lui doit la mise en son de près de 15 000 titres, parmi lesquels figurent quelques joyaux de la chanson populaire, enregistrés de la fin des années 60 au début des années 90. Johnny, Joe Dassin, Dalida, Claude François, Françoise Hardy, Gérard Manset, Carlos, Cabrel, Sardou, ou des vedettes anglo-saxonnes aussi prestigieuses que Lee Hazlewood, tout le gratin s’est bousculé chez lui car le Géant avait LE son. Le « Géant » ou le « Baron », ces sobriquets, qu’on les prenne au propre ou au figuré, disent la grandeur et la noblesse. Noblesse du technicien de génie qui côtoya toute l’aristocratie de la variété française, et la servit avec un dévouement et une inspiration sans faille. Humilité du compositeur / arrangeur qui, en marge de son travail d’ingénieur, produisit dans l’ombre une œuvre musicale éminemment personnelle, dans les replis de la Library music ou les contre-allées de la pop française, dont les richesses insoupçonnées sont à nouveau mises à notre disposition grâce aux deux compilations, Space Oddities 1970-1982 chez Born Bad et Fragments d’une empreinte magnétique chez Gonzai.
Inventeur de formes ou arrangeur sur mesure, Estardy s’est illustré par une exigence esthétique et une générosité dont témoignent tous les artistes et techniciens qui l’ont entouré. Le Géant était un bricoleur passionné, un travailleur infatigable s’acharnant 20h sur 24 derrière sa console. Au fil des années, il avait élaboré une formule infaillible, assurant la production de succès en quantité industrielle. Un authentique art d’usine, une orfèvrerie pop standardisée : « Ca sent le tube à plein nez ! Je dirais 700 000. — 700 000 quoi Bernard ? — 700 000 ventes bien sûr !« , s’esclaffle un jour Estardy à propos de la chansonnette qu’il vient de mettre en boîte, L’école est finie, d’une certaine Sheila, minette alors inconnue sur laquelle Claude Carrère avait tout misé.
Grâce à son ami Gunther Loof, ingénieur chez Revox, le studio CBE sera le premier studio français à être équipé d’un matériel de pointe dès 1968 : des consoles 10 puis 16 voix, un magnéto 8 puis 16 pistes. Chatelain et Estardy iront jusqu’à noter les mesures du studio Capitol pour en reproduire l’acoustique… L’ingénieur Estardy, facétieux, était même prêt à bidouiller des fréquences radio pour permettre à Claude François de tester sur son propre auto-radio le mix de sa Chanson Populaire (Claude François : « Moi, c’est quand je suis dans ma voiture et que j’écoute mes titres en radio que je sais s’ils sont bons ou à jeter aux chiens. » […] Bernard lui rétorque alors instantanément. : « Qu’à cela ne tienne ! Branche-toi sur le canal 108 de ton poste de radio et je te balance la chanson que l’on vient de finir. »). En vacances, Estardy emmenait sa famille dans une maison des Alpes de Haute-Provence, où il continuait de démonter des appareils sur la table basse du salon, et peaufinait la construction de son train électrique grandeur nature, avec pose de quelque deux kilomètres de rails alentours pour y faire circuler l’engin.
Depuis 2006, Julie Estardy a repris les rênes du studio CBE. Elle y conserve pieusement tous les vestiges du passé. D’un monumental synthétiseur Korg modulaire à une encombrante réverbération à ressorts, en passant par les magnétophones Studer, les pochettes de disques 70’s un peu fanées, soigneusement disposées sur les meubles et les consoles, ou les photos de stars épinglées sur les murs, toutes ces reliques retracent les riches heures du studio de la rue Championnet, où se pressaient les vedettes de la variété française. Loin d’être un sanctuaire confiné, un musée d’antiquités recroquevillé sur son glorieux passé, le studio CBE est un lieu en pleine activité, qui vibre et palpite au rythme des musiques actuelles, continuant d’accueillir les représentants de la variété et de la scène pop française. Le lunaire Sébastien Tellier, qui y a pris ses quartiers, s’est installé dans un studio où il entrepose ses instruments et son matériel d’enregistrement, probablement pour s’imprégner de l’esprit des lieux et y trouver l’inspiration.
Julie Estardy est incollable sur les secrets de fabrication, les replis cachés et les coulisses des succès de la variété française passés entre les mains expertes de son père. Ses commentaires passionnés, qui mêlent érudition et éclectisme musical, goût pour l’expérimentation sonore et amour des airs populaires, font briller sous un nouveau jour les tubes qui ont squatté les radios, et qui sont le papier-peint musical de notre enfance. Elle nous accueille dans le studio B, situé au premier étage, d’une taille plus modeste que l’imposant studio A du rez-de-chaussée.
Julie Estardy : Ici même, dans le studio B, l’assistant de mon père enregistrait toutes les voix chantées en langues étrangères. Les versions anglaises ou italiennes de tubes pressentis ; les chanteurs montaient y enregistrer les versions alternatives, tandis que les prises de voix des versions originales se faisaient en bas, dans le grand studio. On travaille toujours avec la même console : on l’a entièrement désossée, puis on l’a restaurée et remontée telle quelle ; ces « tranches » (sections destinées à traiter individuellement les pistes sons, NDLR) sont celles qui ont enregistré toutes les pistes d’Alexandrie Alexandra… La première session de Claude François, au studio CBE, a eu lieu ici, dans le studio B. Au début, mon père ne voulait pas en entendre parler, de ce Claude François… Donc c’est ici, dans l’étroit studio, qu’il l’a invité à chanter pour la première fois !
Estardy et lui se sont pourtant vite apprivoisés, et sont devenus inséparables ! Dans une vidéo Youtube consacrée à l’enregistrement d’Alexandrie Alexandra, on voit Claude François et Estardy s’amuser en régie, devant l’énorme console, sous les yeux écarquillés de très jeunes admirateurs : Estardy jongle d’une piste à l’autre, pour faire entendre les différents instruments, les pistes voix, et expliquer le travail du mixage…
Un instant, on admire un énorme synthétiseur modulaire, aux flancs noirs lissés par la patine du temps…
J.E. : C’est avec ce Korg modulaire que mon père façonnait des sons pour Joe Dassin, pour Claude François… il modulait les timbres à l’infini. Par exemple, à la fin du refrain d’A toi, chanté par Joe Dassin, on entend une note qui monte comme une sorte de sirène : c’est ce Korg modulaire !
On entend souvent ce son très caractéristique de sirène, qui gravit les octaves et monte en intensité, sur ses disques d’illustration…
Entre 1970 et 1976, Bernard Estardy a enregistré huit albums pour le label d’illustration sonore Tele Music. Ces disques rares, aujourd’hui très convoités, font la part belle aux claviers (pianos et synthétiseurs).
J.E. : C’est dans ce studio B que les musiciens habitués des sessions chez CBE venaient enregistrer leurs propres maquettes : Slim Pezin (guitariste virtuose et chef d’orchestre) jouait et enregistrait ici les instruments, puis finalisait l’enregistrement en bas, avec les prises de voix… Toute l’écurie Tele Music (label français d’illustration sonore, fondé en 1966 par Roger Tokarz, NDLR) a défilé ici : l’arrangeur Hervé Roy, le flûtiste Raymond Guiot, le bassiste Tonio Rubio, les quatre musiciens du groupe Voyage : Marc Chantereau (pianiste, percussionniste), Pierre-Alain Dahan (batteur), Mat Camison (l’arrangeur et interprète de la version française de l’inusable Pop Corn), et plus tard le prolifique Sauveur Mallia… C’est ici que mon père a conçu toutes ses musiques plus ou moins expérimentales pour les disques Tele Music… En fait, Roger Tokarz, le patron de Tele Music, avait passé un deal avec le studio : les musiciens du label venaient travailler ici pour d’autres artistes et, en échange, pouvaient profiter du studio pour enregistrer leur propres disques d’illustration. Et comme ils se connaissaient bien, ils jouaient souvent les uns avec les autres… Il est arrivé à mon père de jouer des parties de clavier sur les disques de ces musiciens, d’ajouter des choses, mais ce n’était pas systématique, parce qu’il était derrière la console, il ne pouvait pas tout faire… Les musiciens de l’écurie Tele Music enregistraient souvent en prises directes, il y avait une connivence entre eux. En revanche, pour ses propres disques d’illustration sonore, mon père privilégiait le « couche après couche » ; c’était un empilement de choses qui arrivaient de nulle part : « Tiens, tu vas me mettre un coup de batterie, je l’imagine comme ça… » Ça donnait quelque chose d’assez expérimental qu’il structurait et lissait au mixage, et le résultat sonnait du feu de Dieu…
L’un de ses morceaux d’illustration s’intitule Vertigo Leitmotiv. Ce titre résume bien, selon nous, l’un des procédés d’écriture d’Estardy : sur un motif répété en boucle, basse continue ou motif mélodique qu’il fait tourner au clavier, s’enroulent progressivement les arrangements acoustiques et synthétiques. La musique est lancinante, litanique et entêtante, jusqu’à produire le « vertige », la transe… Les titres Road N. 9, Gang train ou Rallye du Diable (qui figurent sur les compilations Gonzai et Born Bad) fonctionnent sur ce principe. Idem pour le jerk Emeute à Tokyo (composé pour Tele Music), où l’on retrouve également le son lancinant de « sirène » !
J.E. : Mon père aimait laisser venir… Il fallait d’abord qu’il tienne un riff… à partir du moment où il l’avait gravé sur la bande, il composait tout autour. Le résultat, sur les bandes, c’est cet empilement d’éléments qu’il coupe et monte ensuite au mixage, jusqu’à ce que le tableau prenne forme. Mais au départ, il ne savait jamais où il allait. Prenez Le Sud, de Nino Ferrer : il y a ce petit motif au piano, qui ponctue la fin des refrains ; mon père était obnubilé par l’idée du motif cyclique, martelé, répété en boucle, qui vient interpeller l’auditeur et qui laisse sa marque inconsciente… Il disait : « Ça, ils vont le retenir ! »
Oui, c’est le principe du « riff accrocheur »… Sur son album culte de 1971, La Formule du baron, il y a ce titre que j’adore : Autoscopie, la basse tisse un motif joué en boucle sur lequel se greffent les autres instruments. D’ailleurs, on s’est aperçus que Bernard Estardy a recyclé ce riff de basse sur le titre Riviera Express, figurant sur un disque Tele Music de 1973 ; il a gardé le riff et a retranché les six accords de la progression harmonique d’Autoscopie…
J.E. : C’était quelqu’un d’assez obsessionnel. Certains procédés lui tenaient à cœur. Il y a une descente harmonique (et parfois une montée) qu’on retrouve fréquemment chez lui ; il l’a même réutilisée dans les arrangements qu’il a écrits pour Bibie… Dans sa musique, on sent l’empreinte très forte de Rachmaninov, pas forcément au premier abord, sur le plan de la construction harmonique. Il était fasciné par le concerto n°2 de Rachmaninov, par cette façon géniale d’imbriquer les harmonies, par ces métamorphoses mélodiques permanentes… Il avait été formé à l’école de Bill Coleman et du jazz « Boul’mich », sa musique portait cette empreinte jazz et rythm’n’blues ; mais l’obsession du classique venait toujours « tamponner » le reste, imprégner son écriture et son jeu. Sur les enregistrements de La Formule du baron, qui s’étalent sur quatre ou cinq bandes, on entend toutes sortes d’expérimentations, de tentatives… Certains de ces fragments sont devenus des titres à part entière, bien plus tard, mais leur matrice existait dès 1970. Le titre Fragment, qui figure sur la compilation éditée par Gonzai, fait partie de ces choses là : c’est une chanson qui a avorté sur le moment, mais dont il a plus tard extrait des bouts, la descente harmonique et la partie de chœurs. On les retrouve dans l’album qu’il a enregistré en 1978, Le Géant égoïste. Il y a de nombreux échos entre ses deux albums personnels, parce qu’il les a quasiment créés au même moment ! Les idées ont dû germer en l’espace de quatre ou cinq ans. La période qui s’étend de 1970 à 1975 a été pour lui extrêmement prolifique ; dans les années qui ont suivi, il a repris ces thèmes qu’il n’avait pas exploités à l’époque et les a remodelés, transformés, en y ajoutant les sonorités des années 80. Ce sont les mêmes motifs musicaux, sous un nouvel habillage.
Au fond, son écriture est restée la même : seuls les arrangements et les sonorités changent… C’est l’impression qui ressort d’une écoute « transversale » de son œuvre. Quelle que soit l’époque, on retrouve les mêmes constantes : le motif obstiné, son goût pour les compositions rythmées et percussives, mais aussi toutes ces ballades élégiaques, sentimentales, écrites sur des progressions harmoniques plus complexes. C’est l’influence de Rachmaninov et du romantisme fiévreux : ce mélange de lyrisme douloureux, voluptueux, d’emphase sentimentale et d’envolées épiques. D’ailleurs, Eric Carmen a repris une partie du concerto N. 2 pour composer son tube All by myself… Chez Estardy, on sent une tension constante entre la malice, le goût pour la loufoquerie et l’humour potache (les titres Valse bastringue, Pelican Dance ou Bave à Roi), et la pente sentimentale, qui imprègne des tubes qu’il a mixés comme Le Sud (Nino Ferrer), Le Lac Majeur (Mort Shuman) ou certaines de ses propres compositions (Slow Very Slow, sur la compil’ Born Bad, Fragment, Telephone 75, et le superbe It’s a lovely day to die sur la compil’ Gonzai).
J.E. : It’s a lovely day to die, c’est la face B d’un 45 tours dont la face A était Lou Ann, qui figure sur Le Géant égoïste. C’est la même équipe qui a écrit cet album : Etienne Roda-Gil aux textes, Jean-Claude Petit à l’orchestration. Petit écrivait les parties de cordes, car mon père n’a jamais su écrire une ligne de musique, comme la plupart des musiciens de studio de cette époque… Il n’a jamais su lire une partition. En revanche, il écoutait un morceau de Chopin et le rejouait à l’identique ensuite…
Vous évoquez cette anecdote dans votre livre, lorsqu’âgé d’une dizaine d’années, Bernard Estardy rejoue à la perfection le motif de Chopin qu’interprétait sa mère…
J.E. : C’est le premier morceau qu’il a déchiffré à l’oreille, et c’est le premier morceau qu’il m’a appris par la suite, en me montrant les placements, parce qu’il refusait que je touche une partition ! Il fallait jouer avec son cœur, atteindre le cœur de la mélodie… Je le revois encore jouer une valse de Chopin, la valse du « petit chien » : il la transformait en rajoutant des notes de basse, et puis ça se terminait en jazz… Du coup, quand j’entends cette valse, je la trouve très plate !
C’est Jacques Loussier, je crois, qui a lancé la mode des reprises de Bach sur des rythmes jazz, dans les années 60… Mais quant à faire swinguer du Chopin, pas facile ! Gainsbourg l’a adapté sur des rythmes pop chaloupés, moins syncopés…
J.E. : Le côté romantique, classique, qui imprègne la musique de mon père, on le retrouve à l’état pur dans cette chanson qu’il a composée en 1970 : Quand je te regarde vivre (chantée par Gilles Marchal), et qu’a chantée en anglais Mary Hopkin en 1971 sous le titre Let My Name Be Sorrow. C’était au moment où ma mère a quitté mon père, grand drame…
Ah oui, Françoise Hardy l’a chantée elle aussi en anglais, avec de beaux arrangements écrits par Hervé Roy…
J.E. : La chanson est magnifique. On y sent l’empreinte du classicisme, c’est le désespoir lyrique, les grandes harmonies… Mon père n’a reçu aucune formation académique, il jouait à l’intuition, mais il s’est esquinté les doigts pendant des heures sur son piano. Je pense qu’il avait un talent inné. Son jeu est très singulier, percussif et mélodique à la fois, on y sent des emprunts au rhythm’n’blues, au jazz, mais ça reste unique, instantanément reconnaissable. Je crois que les trois premières étapes de sa formation musicale l’ont hanté toute sa vie : la musique classique, par sa mère ; le r’n’b, pratiqué avec Nino Ferrer et les Gottamou (le groupe de Nino Ferrer, NDLR) ; et le jazz, qu’il a joué avec Bill Coleman, un professeur implacable…
La formation au jazz, ce fut dans les caves de Saint-Germain-des-Prés, c’est ça ?
J.E. : A la fin des années 50, dans une cave de Saint-Germain, il rencontre Quincy Jones qui lui raconte que Bill Coleman recherche un organiste. Bernard tente sa chance, auditionne, mais il est pris sur un mensonge, car il n’avait jamais touché un orgue de sa vie… C’est la choriste qui lui a expliqué comment s’allumait l’instrument !
Donc Bill Coleman était un maître sévère ?
J.E. : Oui, mais avec beaucoup de bienveillance… Mon père a façonné son jeu de piano en tournant avec Bill Coleman. Il jugeait son propre jeu un peu « cochon », un peu brouillon… Moi, je le trouve magnifique ! Ce n’était pas un jeu virtuose au sens classique, le tempo fluctuait… Quand il réalisait des prises de son, il jouait et enregistrait dans la foulée, tenait à ce côté « brut ». Dans La Formule du baron il y a ces titres (Cha tatch Ka et Meut’s Boogie, NDLR) où il distord, accélère tellement les bandes, que les chœurs, ces voix de petites souris, ne sont quasiment plus dans la même tonalité que le reste! Mais ce n’était pas grave, il refusait la perfection froide. Il a toujours privilégié le ressenti sur l’exactitude métronomique. Attention, il pouvait être aussi d’une précision redoutable ! C’était sa dualité : il aimait le son « cochon » mais il avait aussi des codes, auxquels il ne dérogeait jamais.
Sur le plan du mixage, par exemple, sa vision excluait toutes sortes de choses. Il avait été formé par Gunther Loof, l’ingénieur allemand qui a construit la console quatre pistes (agrandie par la suite) et les machines qui équipent le studio CBE. Cette formation l’avait « verrouillé » sur certains points : les fréquences ne devaient jamais s’entrechoquer, se parasiter… La technique de la prise de son et du mixage étaient pour lui primordiale : la lisibilité, les potentialités de la production devaient primer sur le reste, rythme ou énergie, ce qui le mettait un peu en marge de son époque. Mon père aimait laisser du champ à la vibration du son, mais il respectait toujours un « code de bienséances pour les oreilles ». Certaines choses le heurtaient : « Ça ne se fait pas ! La guitare est sur la même résonance que la voix ! Cela ne peut pas fonctionner ! »
On ressent dans son travail de production un besoin de dissection quasi-radiographique du son.
J.E. : C’était chez lui une faculté naturelle. C’est surtout à l’étape du mixage qu’il veillait à ce que les fréquences ne s’annulent pas entre elles. Il laissait résonner l’instrument pour qu’il soit libéré, qu’il trouve sa propre aura sans être parasité par les autres. Il fallait surtout que la voix soit parfaitement audible, lisible ; pour lui c’était l’instrument principal, la force du chanteur. A chaque fois, il faisait de l’enregistrement « sur mesure ».
Estardy était en effet réputé pour la qualité de ses prises de voix. Il avait un secret ?
J.E. : Il avait des exigences techniques assez ésotériques : il fallait que le micro soit disposé de telle façon, que le chanteur se tienne de telle façon… Même la mise en condition du chanteur entrait en ligne de compte ! Mon père cherchait un grain, une faiblesse, une fragilité, il ne recherchait pas la perfection technique, mais plutôt une « voix ». Le jour où Marc Lavoine doit enregistrer sa voix au studio, mon père le fait venir à 10h30 : Lavoine arrive avec sa voix rauque, éraillée et engourdie du matin, et c’est exactement ce que voulait Estardy ! « On la refait, Bernard ? », « Non surtout pas, Marc, c’est parfait ! ». L’empreinte vocale, le grain singulier, c’est ce qu’il voulait attraper sur ses pistes. Tout ce qui allait autour, les arrangements, c’était l’écrin destiné à sublimer la voix. Mais il avait une autre botte secrète : sa chambre d’écho naturelle…
Celle dont il avait discrètement pris les mesures avec son complice Chatelain dans les studios américains des disques Capitol, c’est ça ?
J.E. : Oui, ils l’avaient dessinée, mesurée, et ils ont trouvé ici-même un local qu’ils ont aménagé pour y faire la même chose ! Ce local existe encore, il est situé de l’autre côté de la cour intérieure. Chatelain et mon père ont relié cette espèce de chambre d’écho naturelle au studio CBE en faisant circuler des câbles à travers les caves de l’immeuble. Tous les voisins se demandent à quoi peuvent bien servir ces câbles !
Pour les prises de voix, le chanteur allait enregistrer dans la cave, pour disposer de l’écho naturel ?
J.E. : Non, on envoyait la voix du chanteur dans la cave grâce à une petite enceinte, et un micro déposé là-bas enregistrait et renvoyait jusqu’ici le son réverbéré de la voix. Un jour, ils ont utilisé ce principe pour enregistrer les cordes sur un titre de Gérard Lenorman : ils voulaient un son de « cathédrale »… Alors, ils ont placé leurs micros dans l’église d’à côté ! Seulement, impossible de tirer des câbles jusqu’à l’église… Ils ont dû emprunter les réseaux des P.T.T. pour capter cette réverb’ naturelle de l’église !
J’imagine qu’ils utilisaient aussi des pédales de réverb’ plus traditionnelles ?
J.E. : Oui, bien sûr, la chambre d’écho naturelle, c’était surtout pour les prises de voix. Pour les guitares mon père utilisait des reverb’ à plaques, une énorme réverb’ qui se trouve encore dans mon bureau, un truc totalement improbable…
Puisqu’on parle technique, quelles étaient les œuvres dont il était le plus fier, sur le plan de l’enregistrement, des arrangements, du mixage…
J.E. : Le Lac Majeur, de Mort Shuman incarnait à ses yeux LE mixage par excellence ; il avait la sensation d’avoir atteint quelque chose de réellement « orchestral ». Il avait développé des techniques d’enregistrement sur le 8 pistes avant tout le monde, ça lui donnait la possibilité de faire jouer au studio un grand orchestre, là où les autres studios devaient se contenter d’un quatuor, en exagérant un peu… Il était très satisfait de la prise de son des cordes ; Pour la prise de voix, il était parvenu à quelque chose de flottant et de précis à la fois, il était heureux. Le critère de réussite, pour lui, c’était la sensation de l’auditeur : il fallait que les poils se dressent, qu’on ressente un frisson… L’autre titre, dont il était très satisfait, c’était Le Sud, parce que c’était une chanson un peu « rescapée », sauvée d’enregistrements assez fragiles… Il adorait voler au secours des chansons en péril… S’il se prenait d’affection pour une voix, parce que ça partait toujours de là, il était capable de passer deux semaines en apnée sur un mixage pour trouver la solution !
Sans réenregistrer aucune piste, en travaillant uniquement avec celles dont il disposait ?
J.E. : Il est arrivé qu’il organise des séances de réenregistrement, car il ne lâchait rien tant qu’il n’avait pas obtenu ce qu’il voulait… Le Sud, c’est une chanson remplie d’accidents sonores, on s’en aperçoit en écoutant le multipiste : les pistes instrumentales individuelles sont comme détachées, isolées et sans liens les unes avec les autres, assez brutes dans leur enregistrement… Être parvenu à en tirer quelque chose d’aussi beau, c’est prodigieux, on comprend vraiment le sens du travail de l’ingénieur du son !
Au fond, le travail d’Estardy consistait à apporter une couleur poétique qui
rehaussait l’ensemble, qui insufflait un supplément d’âme à la chanson. Quand on écoute Le Sud, il y a cet effet vaporeux, éthéré, azuré, vacant…
c’est fascinant !
J.E. : Au départ, il s’agissait simplement de dissimuler les imperfections, c’est ça qui est génial ! Il a maquillé la chanson pour masquer les cafouillages de la batterie, les bricolages de Nino… Toutes les trouvailles sonores, ce sont des rustines… A un moment, ils ont rajouté des cordes qu’ils ont virées ensuite, ils ont multiplié les tentatives. Et puis ils ont eu l’idée du « phaser » sur la guitare, du riff de piano… L’équilibre était trouvé.
Le Lac Majeur et Le sud, ce sont deux chansons intensément lyriques.
J.E. : Il renouait avec sa passion pour la mélancolie de Rachmaninov et Chopin. Mais honnêtement, il était tout aussi fier d’un Tout doucement arrangé pour Bibie, ou d’un Big Bisou produit pour Carlos… Il s’amusait tout le temps, mettait autant de passion dans tous ses travaux ! Il a consacré des semaines entières au mixage de Je te survivrai, de Jean-Pierre François ! Il fallait quand même le vouloir… Même Didier Barbelivien s’était retiré du projet ! « Ecoute Bernard, j’en peux plus, fais ce que tu peux ! »
C’était un perfectionniste œcuménique : il apportait le même soin aux travaux alimentaires et à des projets plus personnels. il passait sans problème de La Mort d’Orion à Big Bisou. En France, où tout est très cloisonné, on œuvre soit dans le champ de la musique élitiste soit dans celui de la chanson populaire ; les cas comme celui d’Estardy sont rares ; on en rencontre plus fréquemment dans le monde anglo-saxon, où la séparation entre « auteur » et artiste populaire est moins nette.
J.E. : Il a traité toutes les chansons de la même manière, avec la même attention. Ce qui ne veut pas dire qu’il les aurait écoutées chez lui ! Mais il y a mis autant de passion, y a cherché le même frisson. Quand j’ai rencontré Claude Lemesle, le parolier de Big Bisou, il m’a dit que leur but était de faire de la musique pour rendre les gens heureux ! Et les rendre heureux, c’était les faire danser, faire qu’ils s’embrassent sur L’été indien… On ne peut pas se limiter à La Mort d’Orion.
Un entretien réalisé par Tom Gagnaire et Laurent Talon.
J’ai été proche de Bernard ESTARDY à l’école des travaux publics.
Je pourrais apporter des éléments de sa vie à l’époque qui pourraient intéresser sa fille Julie.
Un Grand Ingénieur du son , Bravo j’ai tous les disques produits dans ce studio et quel son !
Le sifflet du baron aura été un ver de cervelle, pour meszigues.