Il n’avait pas joué à Paris depuis 3 ans : Ariel « Pink » Rosenberg sera en concert ce samedi 1er septembre à La Machine du Moulin Rouge, dans le cadre des 5 ans du Paris Psych Fest auquel nous allons consacrer quelques articles cette semaine. L’occasion est trop belle pour ne pas relire cette interview en forme de rétrospective (réalisée en 2014 à l’occasion de la sortie du luxuriant Pom Pom) et la chronique du récent Dedicated To Bobby Jameson (un grand merci aux copains d’Hartzine) qui nous autorisent à republier cette dernière).
HOUSE ARREST / LOVERBOY (2002)
« L’ordre de sortie de mes disques est très anarchique. House Arrest et Loverboy forment ma première sortie officielle, mais ce sont respectivement mon cinquième et sixième album sous le nom d’Ariel Pink’s Haunted Graffiti. Ils ont été réédités distinctement quelques années plus tard chez Paw Tracks et Gloriette Records, mais ont été initialement publiés en double CD chez mes amis de Ballbearings Pinatas. Mes copains qui tenaient ce label, Jeff (Eliassen) et Andrew (Epstein), étaient, comme beaucoup de mes amis étudiants musique au CalArts (ndlr. California Institute Of The Arts). Ils ont été parmi les premiers à apprécier mes chansons bien que je n’étais pas étudiant dans leur discipline et que j’étais conscient que je ne serai jamais autorisé à l’étudier comme eux. Ils ont pris mes disques et les ont fait écouter à leurs professeurs, les ont mis en valeur et ils ont fait en sorte que des groupes jouent mes morceaux. C’étaient vraiment des chic types. Ils faisaient tout ça gratuitement. Tous ces gars avec qui je traînais avaient leurs propres groupes, la plupart étaient très expérimentaux, des trucs de jazz très « nerd ». Ils connaissaient tout sur la musique contemporaine du XXe siècle, la théorie de la composition et sur plein de trucs musicaux qui m’ennuient terriblement. J’étais très flatté de leur intérêt pour moi. Mon ami John Maus, qui joue avec moi sur le titre Loverboy, était tout aussi érudit et m’a toujours encouragé. Dès que j’ai été signé chez Paw Tracks, j’ai repris contact avec John pour qu’il m’accompagne autour du monde et puisse faire connaître sa propre musique. Je suis également très fier de lui et de son talent. On était radicalement différents, un peu comme Danny DeVito et Schwarzy dans le film Twins (1988). C’était vraiment quelqu’un de profondément chrétien, en colère contre le monde, mais extrêmement sincère et amical. C’est aussi mon tout premier fan. Il a énormément nourri mon ego et m’a considérablement aidé dans mon développement narcissique ! D’autant plus qu’à cette époque, je faisais plein de petits boulots. J’ai travaillé chez un disquaire qui m’a viré. J’ai ensuite enseigné comme professeur d’arts dans l’école élémentaire où j’allais quand j’étais petit… Ensuite, j’allais suivre des cours du soir pour devenir ingénieur du son. Mais dès que j’avais un moment, je m’isolais pour enregistrer sur mon petit 8-pistes à cassettes pour enregistrer House Arrest et Loverboy, car je n’avais accès ni à Pro-Tools, ni à un ordinateur. Loverboy est certainement l’album le plus ambitieux que j’ai fait pendant cette période, un peu en réaction à House Arrest qui contenait des chansons plus pop et plus concises. Il marque aussi le début de plusieurs collaborations avec R. Stevie Moore et Matt Fishbeck (ndlr. Holy Shit) ».
WORN COPY (2003)
« À l’époque de Worn Copy, j’étais toujours dans cette approche artistique très romantique de l’art et de l’existence. Je voulais faire mes disques sans aucun désir de récompense. Je me disais que c’était mon but ultime, ma mission dans la vie. Plus j’étais inconnu, plus j’approchais de ce but ! (Rires) Pour prendre une comparaison, cet album est pour moi l’équivalent de A Wizard, A True Star (1973) de Todd Rundgren. Un enregistrement non commercial et très expérimental. Worn Copy est très inspiré par mon pote R. Stevie Moore. J’ai essayé un peu de mettre mes pieds dans sa « phonographie ». C’est aussi la première fois que j’utilisais une pédale Wah-Wah. Certains sons électroniques étaient alors très nouveaux pour moi. Mais il y aussi des idées plus classiques et des genres identifiables. Quelques touches de funk et de Motown. Avec du recul et de l’ironie, je pourrais qualifier ce disque de proto-chillwave ! (Rires) La réédition de Worn Copy marque la fin de ma collaboration très heureuse entamée depuis The Doldrums avec Paw Tracks. Mais quand Paw Tracks m’a proposé de sortir un quatrième album, je leur ai demandé de me proposer un véritable contrat et de m’avancer de l’argent pour l’enregistrer. Malheureusement, le label a refusé. Même si officiellement Paw Tracks est mort, la structure continue de presser mes trois disques et m’assure quelques revenus. »
THE DOLDRUMS (2004)
« Cet album a été le premier à recevoir une certaine audience grâce au fameux label d’Animal Collective. Je l’ai enregistré entre 1999 et 2000. Avant ça, je n’avais enregistré qu’un seul disque, Underground. À cette époque, j’avais l’intention de faire quelque chose qui était totalement en dehors de la mode de l’époque, un disque pour mes amis ; pourvu que le moins de personnes puissent comprendre. J’essayais d’expérimenter de trouver de nouvelles approches musicales. J’étais alors étudiant à CalArts et à la fin de l’année universitaire, nous avions une exposition dans une galerie où nous devions montrer nos travaux. Je n’aimais plus du tout l’art à l’époque car j’étais très rebelle. Je préférais occuper tout mon temps à faire de la musique. Alors, à la fin de l’année, j’ai décidé de ne pas montrer une seule œuvre d’art et de transformer la galerie en une sorte disquaire qui vendrait uniquement mon album, accompagné d’une petite station d’écoute. Ce disque a longtemps été l’un de mes préférés. Je ne ressens plus forcément la même chose à l’égard de The Doldrums aujourd’hui, car mon état d’esprit a beaucoup changé depuis lors. Je l’apprécie toujours, mais j’aimerais presque pouvoir le recommencer à zéro. Si je devais essayer de le définir, The Doldrums est la perversion de la tristesse et des émotions. Je voulais faire le disque le plus horriblement triste et solitaire de tous les temps. Et surtout, je voulais qu’au final, cela ne ressemble pas à une blague. Quelque part, les gens n’ont pas su comment le recevoir. Aujourd’hui, j’arrive à voir ce qui cloche. Il y a même des gens que The Doldrums rend heureux. Finalement, cet album m’a aussi rendu très heureux. »
UNDERGROUND (2007)
« Bien qu’il n’est sorti qu’en 2007 chez Vinyl INTL., Underground est mon premier véritable album. Du moins, c’est le premier que j’ai composé sous le nom d’Ariel Pink’s Haunted Graffiti. Toutefois, j’ai commencé à l’enregistrer quand j’avais dix ans avec mon ami Brian Judah, avant même de savoir comment m’y prendre. Ensuite, à partir de mes quatorze ans, je n’ai jamais lâché mon petit multipistes à cassettes. Je me souviens assez bien de mes motivations de jeune musicien. J’avais un fantasme de revanche sur le monde, je voulais être aimé par les gens, ou du moins être accepté. Enfin, il ne s’agissait pas de choper des filles ! Évidemment, elles m’intéressaient beaucoup, mais j’étais un artiste et je cherchais avant tout à accomplir un travail artistique. Pour être honnête, j’ai réalisé il y a seulement trois ans qu’une part de moi-même, en tant qu’artiste, entretenait quand même ce désir d’être aimé par les filles. J’avais même eu quelques expériences précoces qui m’ont rendu enclin à devenir un obsédé sexuel, mais rien de comparable avec ce que sont les français ! (Rires) Les chansons d’Underground ont été enregistrées entre 1998 et 1999, elles sont basées sur les guitares et la pop sixties. On sent notamment l’influence de The Shaggs. C’est probablement l’un de mes albums les plus pop. »
BEFORE TODAY (2010)
« Après l’épisode Paw Tracks, j’ai passé trois années à essayer de créer un groupe dans l’espoir de retenir l’attention d’un vrai label qui pourrait me permettre d’aller en studio. J’en ai profité pour sortir de petites éditions de mes disques sur différents labels. Mais je n’ai pas beaucoup enregistré dans ce laps de temps. J’avais une panne d’inspiration et je me suis concentré sur l’apprentissage technique de la musique, les concerts, etc. J’ai finalement obtenu avec ce contrat providentiel chez 4AD ce que je cherchais. Tout a été très vite après la signature et je suis très fier de Before Today. Je le considère un peu comme un disque à part, le premier album d’une nouvelle série. Son côté parfois “soul” poursuit dans la lignée de ce que j’avais mis en chantier de façon expérimentale sur Worn Copy. Il y a dans une idée un peu nostalgique derrière ce titre et dans la musique. Il y a ce jeu de mots un peu idiot : “Be for today”, être là pour aujourd’hui, pour maintenant. Quoiqu’il en soit, c’était très drôle de voir des médias comme Pitchfork béats d’admiration après m’avoir attribué pendant cinq années des notes de “5, je ne sais quoi” ! Ça m’a bien fait rire. D’un coup, je m’attendais presque à être reconnu à tous les coins de rue. Mais au lieu de ça, rien n’est arrivé, pas d’argent, des problèmes légaux… Si je n’obtiens plus de bonnes critiques du reste de ma vie, je pense que je n’en serais pas moins heureux. »
MATURE THEMES (2012)
« C’est assez difficile d’en parler. Quoiqu’il en soit, cet album, plus encore que le précédent, a bénéficié d’une promo assez désastreuse. Aaron (Sperske), mon batteur a porté plainte en espérant toucher le jackpot après que je l’aie viré. Les batteurs se font toujours virer. La belle affaire ! Je ne sais pas… Les avocats devaient s’imaginer en voyant les chroniques parues sur Pitchfork que j’étais le nouveau Kanye West. Ils ont dû se dire : « Ce type-là a de l’argent, on n’a qu’à lui prendre ! » J’étais pauvre, tant pis pour eux… Aux États-Unis et plus particulièrement dans ce bourbier de Beverly Hills, il faut toujours avoir un avocat avec soi ! Bref, j’ai ressenti énormément de pression. Tout ça m’a pourri la vie pendant plus d’un an. »
POM POM (2014)
« Il y a toujours eu une mésentente autour d’Ariel Pink’s Haunted Graffti. Je n’ai jamais été ou voulu être Ariel Pink. Ce n’est pas non plus un nom de scène que j’aurais emprunté, ou un alter ego que j’aurais imaginé. Lors de mes premiers enregistrements, je me plaisais à imaginer un personnage fictif nommé Ariel Pink, une sorte de directeur artistique qui présenterait mes disques. Mais par la suite, les journalistes, les tourneurs et les gens ont commencé à m’appeler Ariel Pink, peut-être parce Ariel Pink’s Haunted Graffiti était trop long à écrire ou à prononcer. Ensuite, j’ai laissé s’installer cette confusion en répondant systématiquement sous le nom d’Ariel Pink. Il me semblait trop compliqué de rétablir la réalité, d’expliquer que je suis Ariel Rosenberg. Ariel Pink était en train de devenir connu en tant que membre d’un groupe nommé Haunted Graffiti. Il y a eu plein de confusions dans ce genre, comme des gens très nombreux qui me disent : « J’adore ton album Haunted House », alors qu’il s’agit de House Arrest. À l’origine de pom pom, j’avais le projet d’écrire l’album entier avec mon idole Kim Fowley. Malheureusement, il est tombé très malade au moment de commencer. (ndlr. Il est décédé le 15 janvier 2015, peu après l’entretien) Finalement, nous avons pu écrire deux titres ensemble dans sa chambre d’hôpital (ndlr. Plastic Raincoats In The Pig Parade et Jell-O). J’ai essayé de rassembler le plus d’amis possible . Par exemple, Jorge Elbrecht chante et joue de la guitare sur presque la moitié du disque. Il a aussi coécrit le single Put Your Number In My Phone et c’est la voix de son amie, Mariel, que l’on peut entendre sur le message téléphonique. Parmi les invités, on peut aussi compter mon ami Don Bolles, le légendaire batteur de The Germs que je connais depuis que j’ai dix-huit ans (ndlr. Ils ont ensemble remixé SOS In Bel Air de Phoenix sous l’alias d’Ariel Pink’s Krystal Bamboo), Piper Kaplan de Puro Instinct joue le rôle de la strip-teaseuse sur Black Ballerina… Le principal absent de pom pom est John Maus, mais il est présent dans l’esprit de pas mal de chansons. Vraiment, je me suis énormément amusé à faire ce disque et je pense que ça s’entend ! »
ARIEL PINK, DEDICATED TO BOBBY JAMESON (2017)
Au siècle dernier, ce filou de Jorge Luis Borges inventa dans sa nouvelle Pierre Ménard, auteur du Quichotte (Fictions, 1944) un étonnant écrivain. Ce personnage nourrit le projet de réécrire à l’identique le premier tome du Don Quichotte de Cervantes. Borges nous explique alors, en divers arguments savants, la nouveauté et la supériorité de la réécriture de Pierre Ménard sur l’œuvre originale. Cette célèbre nouvelle au ton satyrique, exemple typique du postmodernisme littéraire, revient toujours en mémoire lorsqu’il s’agit de gloser sur un nouvel album d’Ariel Pink, le personnage de réinventeur imaginé par Ariel Rosenberg. La comparaison – encore plus marquante depuis l’EP Myth 002 avec Weyes Blood – pourrait néanmoins faire passer le Californien pour un terrible raseur, en occultant le caractère immédiat de ses mélodies et son amour presque naïf pour la pop.
En plus de quinze années d’enregistrements, en solitaire puis en groupe, peu de choses ont changé dans l’œuvre de recréation du génial Ariel Pink. Celle-ci, en apparence disparate (entre la lo-fi des débuts et les récents passages en studio), retrouve son unité lorsqu’on répertorie les quelques éléments constants de la discothèque rose de notre éternel nostalgique. Pour commencer, il y a cette obsession pour l’âge d’or des différentes formes de la musique pop radiophoniques des années 1960 à 1980 (de la soul à la new wave) auxquelles viennent se marier toutes sortes d’expérimentations et autres hérésies de production, des ponts improbables et un humour absurde. On retrouve aussi le refus permanent de sacrifier aux modes de production de l’époque ; le choix systématique de l’enregistrement sur bande magnétique et de sa compression lo-fi en est l’exemple le plus flagrant. Dès Another Weekend, le premier single issu de Dedicated To Bobby Jameson, on reconnaît un style, une manière inimitable de concevoir des refrains magnifiques. Le sourire aux lèvres, on se demande qui d’autre – même parmi ses nombreux copistes – serait capable d’écrire une aussi belle mélodie, d’un tel équilibre entre l’humour et la confidence mélancolique. On repense à la splendide Dazed In Daydreams qui venait clore Pom Pom…
En cela, le nouvel album n’est guère une surprise, on retrouve aussi à plusieurs reprises l’ancienne habitude qu’avait notre Hibernatus de la pop de bruiter la batterie à la bouche et de juxtaposer des couches et des couches de voix. Les fantaisies expérimentales de Death Patrol (sa disco et son violon déglingués), Santa’s In The Closet (épopée haletante et burlesque), Time To Live (invraisemblable hymne hard-glam rythmé par un fragile cri de guerre) et Acting (sorte d’hybride de soul et de G-funk) rappellent les plus grandes fresques imaginatives de Worn Copy. Notons aussi que la chanson I Wanna Be Young, réenregistrée pour l’occasion, était déjà présente sur Scared Famous, paru en 2001. S’il existe une évolution dont témoigne Dedicated To Bobby Jameson, elle n’est pas à rechercher d’un point de vue formel où se côtoient les habituelles dévotions d’Ariel Pink : la dream pop (Feels Like Heaven, Kitchen Witch), The Doors (Dedicated To Bobby Jameson), The Shadows (Dreamdate Narcissist) et la bubblegum (Bubblegum Dreams). En faisant appel au personnage de Bobby Jameson, chanteur de folk des sixties détruit par l’industrie du disque, présumé mort puis réapparu dans les années 2000 au fil d’une série de vidéos autobiographiques publiées sur YouTube, le timide Ariel a trouvé un moyen pudique de nous livrer sa musique et ses émotions. Si c’est ça, la maturité ; qu’elle soit louée ! Un disque d’Ariel Rosenberg a rarement été aussi émouvant, drôle et éloigné de l’image de fanfaron qui lui colle aux pompes. À peu de choses près, Dedicated To Bobby Jameson est un chef-d’œuvre d’inventivité et de sensibilité. Mais pouvait-il en être autrement ? Gageons qu’à quatre-vingt berges, Ariel Rosenberg écrira toujours des chansons merveilleuses !