C’est le 15 mai 1984. C’est le parvis du Zénith à Paris, un mardi soir avec beaucoup de gens en noir. C’est The Cure qui revient deux ans après l’Olympia, l’implosion presque en direct, le renvoi de Simon Gallup, la guérison par des singles pop, la sortie récente d’un nouvel album marqué par la drogue et le psychédélisme. C’est l’excitation palpable du public présent avant que les lumières ne s’éteignent, mais c’est aussi le public qui se pose une vraie question : « Qui en première partie ? » Pour beaucoup, ce doit être And Also The Trees, un groupe anglais dont le nom est parvenu jusqu’aux plus érudits car depuis quatre ans, il est parfois associé à celui de The Cure. Scènes partagées, une cassette confidentielle publiée en 1982 produite par Robert Smith et Mike Hedges, un premier single, paru un an plus tard, et un premier album, sorti en 1984, produit par Lol Tolhurst : ça laisse quand même beaucoup de probabilités. Mais finalement, à 20h30 presque tapantes, c’est la silhouette de Smith qui se dessine dans la pénombre et les lumières blanches de la salle parisienne…
Pour une rencontre en chair et en os avec ce quatuor encore mystérieux, il faudra donc patienter. Deux ans plus tard, le 3 avril 1986, dans un Rex Club bondé, le groupe vient présenter son deuxième album, Virus Meadow, chemises blanches et gilets cintrés, bottes cavalières sur pantalons en toile. Il fait une chaleur presque étouffante tant les corps se serrent. Comme les cœurs quand le guitariste Justin Jones joue les première notes de Slow Pulse Boy et que son frère aîné Simon entonne “Somewhere the blast furnace explodes…” C’est comme une première nuit, avec la tête qui tourne et la respiration qui s’accélère, les frissons qui parcourent l’échine et les yeux qui se ferment. “Alone again with the skies, so this is silence…” C’est une histoire d’amour qui se dessine dans la pénombre et va s’afficher au grand jour entre And Also The Trees et la France (et quelques pays limitrophes), entre And Also The Trees et moi qui ne raterai aucune prestation parisienne jusqu’à celle de La Cigale, au printemps 1988. C’est l’envolée de A Room Lives In Lucy, la mélodie dramatique de Scarlett Arch, la basse de Shaletown, la reprise un peu folle de Cat Stevens… Et puis, c’est l’amour qui s’étiole sans raison apparente. D’autres découvertes, d’autres souffles au cœur. And Also The Trees, lui, poursuit sa route avec un peu moins de superbe dans les années 1990, change de formation mais la fratrie reste toujours unie, même si elle n’habite plus dans le même pays… Les albums du XXIe siècle renouent avec une certaine idée de la splendeur passée, en témoigne le dernier en date paru en 2016, Born Into The Waves. Ce sont ces concerts toujours habités, cette musique comme hors du temps, cette voix grave qui trouble comme celle de Scott Walker. C’est toujours le soutien des admirateurs des premières heures, comme Robert Smith qui a convié le groupe à son Meltdown Festival l’an passé.
En 2020, And Also The Trees va fêter ses quarante ans d’existence, si l’on considère que son acte de naissance correspond à son premier concert, donné le 12 janvier 1980 – après avoir vécu quelques mois sous celui de Control (en hommage au morceau Complete Control de The Clash), le groupe a choisi son nom en novembre 1979, comme pour souligner ses attaches rurales, loin des cités industrielles d’où émerge bon nombre de formations qui comptent alors. Quarante ans d’une existence pas banale, initiée dans un hameau des Midlands alors que le courant post-punk déferle sur la Grande-Bretagne. Quarante ans, mais pas de crise en vue, plutôt l’occasion de se retourner sur son passé, sans pour autant négliger l’avenir. Alors, est née l’idée de quelques célébrations. Comme la réédition du premier album agrémenté de maquettes, d’inédits et peut-être (on a aussi le droit de rêver), des six chansons de la cassette From Under The Hill. Il est aussi question d’une biographie, rédigée par un ex de la Blogothèque (toujours un gage de qualité) et véritable spécialiste du groupe, Alexandre François, et d’une vidéo en concert, réalisée à nouveau par l’éminent Sébastien Faits-Divers – déjà à la manœuvre pour le documentaire Maeshärn et le live Missing In Mâcon. Filmées aux abattoirs de Cognac le 23 novembre dernier lors d’une prestation donnée en l’honneur du vingt-cinquième anniversaire du fanzine Twice, les deux chansons ici dévoilées en avant-première n’ont pas été choisies à la légère, puisque Wallpaper Dying est la face B du premier single Shantell (1983) quand Winter Sea est un des titres phares de Born Into The Waves (2016). Comme s’il convenait de boucler une boucle qui ne boucle pas pour autant l’histoire.