« Il n’est pas de jouissance plus attrayante, selon moi, que de suivre ses idées à la piste, comme le chasseur poursuit le gibier, sans affecter de tenir aucune route. Aussi, lorsque je voyage dans ma chambre, je parcours rarement une ligne droite : je vais de ma table vers un tableau qui est placé dans un coin ; de là je pars obliquement pour aller à la porte ; mais, quoique en partant mon intention soit bien de m’y rendre, si je rencontre mon fauteuil en chemin, je ne fais pas de façon, et je m’y arrange tout de suite (…) Et quel plaisir encore d’oublier ses livres et ses plumes pour tisonner son feu, en se livrant à quelque douce méditation, ou en arrangeant quelques rimes pour égayer ses amis ! Les heures glissent alors sur vous, et tombent en silence dans l’éternité,
sans vous faire sentir leur triste passage. »
Xavier De Maistre, Voyage autour de ma chambre (1794)
« There’s a world where I can go / And tell my secrets to / In my room. »
Brian Wilson (1963)
On s’en était douté dès la première rencontre, en 2021 : Alex Pester dispose d’un talent et d’une inspiration radicalement incompatibles avec les dispositifs de mises en pause ou de court-circuit qu’imposent les rythmes communs et rationnels de l’industrie musicale – ou de ce qu’il en reste. Né sans le moindre interrupteur intégré, le jeune songwriter britannique a publié l’équivalent de sept albums en cinq ans, dont trois au cours des douze derniers mois.
Un seul a fait l’objet d’une diffusion presque traditionnelle – Better Days (2023) – par l’entremise bienveillante de Violette Records. Pour tout le reste – et donc pour Bedroom Songs aujourd’hui – Pester se contente de le matérialiser à compte d’auteur sur une poignée de supports – 25 CD en l’occurrence – dont les quantités dérisoires semblent traduire tout autant le poids des contraintes budgétaires que l’indifférence ostentatoire au règne du fétiche. Pour ce qui est de l’essentiel – le contenu – il s’en remet à l’attention passionnée des quelques amateurs qui auront la chance de dénicher en ligne ses œuvres, confectionnées avec un soin constant et toujours admirable.
Tout ce qui a pu servir à façonner cette nouvelle collection de bricolages gracieux aurait pu être saisi au vol, dans un demi-sommeil propice à la rêverie, entre la tête du lit et la table de nuit. Dans cet espace intérieur de l’intime, surgissent ainsi des fragments de sons captés sur le vif, des mélodies trop belles pour ne pas avoir été imaginées entre deux songes, tantôt gaies, parfois tristes, toujours mélancoliques. De la pop en chambre, donc, avec toutes les fragilités imparfaites souvent associées à ce terme. Mais une chambre dont l’une des cloisons semble avoir été abolie pour mieux permettre à celui qui l’habite d’y rêver et d’y respirer tout à son aise.
Avec la même économie apparente de moyens sonores, Pester nous balade ainsi du fauteuil à l’infini, alternant entre l’euphorie pop de It Finally Happened, comme rescapée d’une vieille démo inédite des Beatles, la saturation ébouriffée de That’s Enough où l’on croirait entendre les frères Reid troquant leurs habituels oripeaux noirs pour une paire de pyjamas multicolores et se réveillant soudain de meilleure humeur qu’à l’accoutumée, la tragédie teintée de bossa de Just A Fool (For Love) ou les langueurs harmoniques superbes de Billy Liar qui ressuscite The Left Banke en moins de deux minutes chrono. Sans la moindre préoccupation apparente pour les tristes réalités du monde qui l’entoure, c’est donc au plus près des émotions privées et des secrets confidentiels que l’un des plus prolixes et des plus brillants songwriters du Royaume-Uni persiste à tisser les fils d’une œuvre si fascinante qu’on ne parvient pas encore à en appréhender les limites.