À cette époque comme à d’autres, le cinéma se lit, autant qu’il se voit. Après chaque projection, tel un rite, vient l’inévitable débat nourri de lectures, les Cahiers, Les Inrockuptibles, Telerama, etc., qui fourmillent de théories dites et non dites, sues et insues, depuis lesquelles nous prenons langue. Chacun a sa publication de référence et sur ce substrat, nous pouvons nous élancer plus loin, énoncer enjeux et vocabulaire, jouer les apories, voir le monde – philosopher, des heures. Ce que la musique ne permet pas – encore.
C’est cette époque de nos vies.
Sort Magnolia, troisième film de Paul Thomas Anderson.
Boogie Nights, son deuxième long-métrage, nous a donné du fil à retordre. Il y a eu, parmi d’autres, ce truc des extraits de films pornographiques avec pellicule d’époque, censés être explicites mais qui ne l’étaient pas, et cet acteur, Mark Wahlberg, venu de la pop à boys-band. De quoi se crier les uns sur les autres des heures durant, de quoi risquer l’amitié ou s’accorder en silence, graves, autour des verres de bière. Aussi le porno, d’un simple gratte-slip hérité de la société secrète adolescente, devient en une paire d’heures public, objet, cinéma pour notre génération cinéphile.
Paul Thomas Anderson sait mettre le bazar.
Magnolia, qu’une rumeur et des controverses critiques alléchantes précèdent, présente d’autres épines. Au programme, une troupe d’acteurs annoncés comme parfaits dont, paraît-il, Philip Seymour Hoffman de retour après Boogie Nights, et Tom Cruise tâtant de l’auteurisme hollywoodien à la suite d’années de ringardise crasse. À côté, des tics de faiseur ou de génie suivant les critiques, une narration virtuose donc possiblement gênante, et la réhabilitation de Supertramp. Nous allons évidemment le voir.
Le film use de l’émotion, ce qui ne peut que gêner de jeunes spectateurs masculins effrayés par tout miroir à leur propre fragilité. Et, comme il faut s’y attendre, on s’attache durant les heures de beuverie esthétique aux détails, crapauds, larmes de Tom Cruise, cadre – l’interview du personnage de Cruise –, Supertramp, aux personnages et à leurs archétypes, pour ne surtout pas envisager le sujet du film.
La solitude.
Elle nous fait trop peur.
La sincérité qui doit permettre d’en sortir, le pardon, tout ce que le film trimballe, fait peur aussi.
Et je plonge avec les autres dans les détails afin d’éviter les sujets.
Et je garde pour moi le plus précieux du film : les chansons d’Aimee Mann.
Partie essentielle du package de Magnolia avec son histoire rêvée, Aimee Mann est l’artiste incomprise de l’industrie qui obtient sa revanche, l’exposition et l’indépendance grâce à une amitié, celle d’Anderson.
On ne la connaît pas. On a un biais de visionnage parce qu’elle est annoncée telle, « la grande songwriter inconnue de l’Amérique », dans les critiques du film qui collent le plus près au dossier de presse. On songe à Elliott Smith et Good Will Hunting, et l’on se demande si un système comparable aux compilations tarantinesques est en train de voir le jour : placer un songwriter indie pour donner une profondeur autre à l’identité d’un film.
On se demande si ses chansons sont à ce point incroyables.
On ne peut s’empêcher de les guetter, pas si nombreuses.
On fond, évidemment, dès la première, une reprise d’Harry Nilsson dans les ors d’une pop américaine classique, celle qui doit tant aux Beatles, celle qui réunit Jeff Lynne et, encore lui, Elliott Smith au sein de la même famille. On résiste, un peu, un court moment, à Wise Up, entonnée en pleine narration et reprise par les différents personnages dans une chorale cheesy mais chic, avant d’abdiquer : c’est simple, efficace, émouvant. Il se passe quelque chose.
Mais il faut savoir attendre le générique de fin, après trois heures dilatées, pour exploser en plein vol. Save Me retentit et l’on saisit alors, on est saisi alors, on ne sait plus sinon une chose : on aura une alliée de plus pour chercher des mots parfaitement adéquats aux états de l’âme.
Une alliée aux côtés des Leonard, Bob, Lou, Jarvis, Robert et Grant, déjà là. Une géante de cette stature, en une chanson.
D’abord :
Come on and save me
If you could save me
From the ranks of the freaks
Who suspect they could never love anyone.
Puis :
Come on and save me
If you could save me
From the ranks of the freaks
Who suspect they could never love anyone
Except the freaks who suspect they could never love anyone
But the freaks who suspect they could never love anyone.
De cette vieille tentation héritée de l’adolescence, le dandysme, ne subsistent après les trois minutes de cette chanson que de rares miettes, toutes périssables : toutes les murailles du monde s’effondrent quand on écrit aussi bien, aussi vrai.
Aimee Mann, vue d’ici, vue d’une fanitude qui s’est attachée à l’expression anglophone aussi par exotisme – l’autre, le pas ici, le pas la France –, fait passer l’intelligence d’une certaine poésie devant le romantisme noir d’une autre.
Ça fait des vacances.
Ça fait saisir une chose importante : je serai uncool ou je ne serai pas, et ce sera bien.
De là, aucun effet miroir : je ne veux pas être elle, ni lui rouler des pelles, mais juste être son ami.
C’est ce que je crois alors : qu’un ami n’a rien à voir avec ce vieux miroir que l’on cherche.
Sur la platine, Bachelor no2 (or the last remains of the dodo), sorti et répertorié dignement en France grâce au succès du film, ne cesse de tourner.
Pas de tentation de la fragilité dans l’interprétation vocale : c’est plein, technique – virtuosité discrète –, sans mise en scène ni affectation. Aimee chante la chanson, point, elle la chante très bien, ce qui pourra former un motif du désamour avec le public indie français, peu attaché aux singers of songs, aux « chanteurs de chansons », rétif au folk trop classique – perçu comme lisse –, hermétique à la country – écouter trois disques de Johnny Cash ou de Townes Van Zandt ne signifie pas nécessairement être ouvert à la country –, indifférent à une certaine pop dite d’artisans – indifférence dans laquelle je me reconnais le plus souvent.
Mélodies et arrangements récitent leurs Beatles et, comme ils échappent aux afféteries des stéréotypes dits des âmes torturées, on se délecte des détails, aussi. Et l’on a le temps de lire et d’écouter les paroles. Qui écrit aussi bien alors ? Qui tient aussi bien l’équilibre de la musique et des paroles, équilibre qui forme l’essence de ce qu’on entend par « chanson » ? Chez les Américains, peut-être Vic Chesnutt. Mais dans ma discothèque, ce sont les disques des Go-Betweens qui se démarquent quand je me demande à quel ouvrage comparer Bachelor no2 et sa veine mélodique évocatrice, mais qui existerait juste un peu moins si l’on ne savait à quel point chaque mot tient la main de celui qui écoute.
Once upon a time
Is how it always goes
But I’ll make it brief
What was started out
With such excitement
Now I gladly end with relief
In what now has become a familiar motif
That nothing is good enough
For people like you
Who have to have someone take the fall
And something to sabotage
Determined to lose it all
Cette histoire, tu l’as déjà vécue ? Sinon, penses-tu la vivre un jour, te sens-tu à l’abri, inaccessible, invulnérable ?
Une sidération brève quand je découvre l’âge d’Aimee Mann, ses quarante ans, soit vingt de plus que moi. Forcément, certaines lignes me passent complètement au-dessus. D’autres tapent en plein ventre.
Première chanson, premier couplet, uppercut par l’exemple :
I can’t do it, I can’t conceive
You’re everything you’re trying to make me believe
‘Cause this show is too well designed
Too well to be held with only me in mind
And how, how am I different?
Plus loin, vous pouvez lui faire confiance, elle a vu l’endroit et l’envers :
And I’m the only one who knows
That Disneyland’s about to close
Le disque fait jusqu’au suivant.
À la découverte de Lost in Space, on est frappé de ce que les chansons sont toujours les mêmes et toujours différentes. Il n’y a pas de révolution, mais chacune constitue encore un monde en soi avec temps et espace propres – de trois minutes et quelques de préférence –, habitants, événements, sentiments. Le nombre de ces mondes s’en trouve multiplié par deux et permet l’intuition d’un nombre encore bien supérieur à venir. Il s’agit alors de se délecter de cet état de chose, perspective heureuse, puis de commencer à creuser dans les œuvres antérieures jusqu’au groupe de Mann d’avant la carrière solo, ‘Til Tuesday. Ce dernier, sous les oripeaux outranciers des années 1980, dissimule déjà quelques merveilles d’ampleur ramassée. On creuse, sans plus. Il y a plus urgent.
Si les arrangements de Lost in Space sont sans doute les plus travaillés de la discographie de Mann, les mots ne sont pas les moins implacables.
You paint a lovely picture,
But reality intrudes
With a message for you
And it’s real bad news
Il y a un sommet, un morceau un peu plus long, une déclaration d’intention – comment faire apparaître ce que j’ai écrit à l’encre invisible ? – avec un lyrisme inattendu mais contenu – évidemment – qui se finit sur un aveu.
But nobody wants to hear this tale
The plot is clichéd, the jokes are stale
And baby we’ve all heard it all before
Oh, I could get specific but
Nobody needs a catalog
With details of love I can’t sell anymore
Qui veut entendre ces histoires ? Moi, et d’autres.
Qu’y pouvons-nous si, au jeu de la pop, c’est le sentiment de réalité qui nous plaît ?
Il y a un DVD ensuite, l’obligatoire live que, comme tout exercice du genre disponible avant le règne de YouTube, je visionne obsessionnellement. La virtuosité des musiciens est épatante, la finesse et la dynamique toujours au service des récits et d’une Aimee qui me paraît presque engoncée, comme disparue derrière des chansons plus grandes qu’elle. C’est une impression que je sais fugace mais qui peine à s’estomper. Sans doute que de la voir en concert permettrait de s’en délivrer, mais voilà : en France, elle est inexistante, un soir à Paris tous les cinq ans, autant dire jamais, et jamais annoncé comme il conviendrait.
Parfois, dans les revues anglo-saxonnes, on aperçoit des articles autres que de menues chroniques d’album. En France, c’est plus compliqué. Magnolia est passé et Aimee reste pour elle-même, avec ses qualités qui peuvent être autant de défauts : pas de strass, des paroles, et ce que je lis comme la chronique continue de la mort d’un certain romantisme adolescent, nécessaire pour faire la place à d’autres amours.
Une histoire peut connaître une pause. Celle d’Aimee et moi connaît la sienne, durable. C’est une pause mais pas une absence : je cesse simplement d’agrandir son monde. Les albums continuent de sortir, j’admire les pochettes, les titres, je jette des oreilles toujours distraites – comme sur pas mal de disques de pop alors, mais il y a déjà tellement à faire avec ce qui est déjà là, creuser, ou s’étourdir dans les concerts, et jouer aussi, ou ne pas jouer –, les mélodies sont toujours là mais je n’écoute pas les mots.
Tout est un peu distrait alors. Et il faut peut-être vivre ailleurs pour rejoindre l’Aimee que j’ai d’abord rencontrée, cette personne de quarante ans qui a si bien parlé à l’adolescent en purgatoire.
Puis il faut peut-être qu’un nouveau pli se fasse, encore un, et encore d’autres, mieux que des années, pour que peu à peu une vieille machine dans le cerveau se dise sans me le dire il y a un peu plus de place et qu’alors je puisse ajouter de nouvelles chansons à ce corpus parfait de deux disques sans craindre de l’altérer.
Il faut enfin, sûrement, que sorte un album au titre parfait, Mental Illness, une chanson d’ouverture addictive, et ce que permet Internet, le visionnage instantané des late shows américains, des showcases.
Thought I saw at my feet an origami crow
It was only the street hidden under the snow
Always snatching defeat, it’s the devil I know
La chanson suivante s’intitule Stuck in the Past.
Puis vient You Never Loved Me.
Etc.
Le disque sauve de plis plus meurtriers que la moyenne. Il devient d’autant mien, il devient partage nécessaire.
Pour sortir de l’obsession – ça dure plusieurs mois, ce chapitre –, en confiance, je remonte et complète le corpus, disque de Noël compris, sur lequel manque sa meilleure chanson de Noël – elle est sur The Forgotten Arm, c’est I Was Thinking I Could Clean Up for Christmas –, m’attache beaucoup à certains disques, moins à d’autres. Il y en a pour des années – ça dure, désormais, des années.
Le corpus n’est pas amoindri, il demeure, Bachelor no2, Lost in Space, Mental Illness, trois disques à offrir à quiconque veut savoir ce que peut aussi la pop – tout tient dans « aussi ».