Lorsqu’un groupe que l’on respecte publie un album de remixes, ça sent généralement le sapin. Dans le cas précis d’A Certain Ratio, on parlerait plutôt d’un sapin de Noël. Si, sur la longueur de leur carrière, les mancuniens se sont plutôt montrés réfractaires à cet exercice, préférant avec la générosité qui les caractérise publier des inédits sur leurs EPs, on ne peut que les féliciter de ce changement d’avis. Malgré la diversité des remixes, on sent à l’écoute de Loco Remescalada que l’on reste dans l’univers du groupe. Comme si, de The Lounge Society à Skream, en passant par The Orielles, chaque remixeur avait voulu rendre hommage à un groupe qu’ils respectent plus que tout.
A Certain Ratio jouera au Festival BBMix ce vendredi 24 novembre au Carré Bellefeuille à Boulogne Billancourt.
Les fans absolus ne pourront s’empêcher de penser qu’un seul remix manque à l’appel, un qu’ils ne peuvent imaginer dans leurs rêves les plus fous. Celui de leur fan numéro un et membre de leur garde rapprochée, Andrew Weatherall, malheureusement disparu en 2020. Au-delà de quelques remixes fantasmés, on ne peut que saluer l’absence de gros noms sur cet album. Préférant laisser la place à des artistes émergents ou d’autres plus établis s’essayant à l’exercice pour la première fois, ACR affirme une fois de plus une vision en marge de la norme. Une vision qui rend le groupe aussi essentiel et pertinent en 2021 qu’il l’était en 1979 à ses débuts chez Factory Records. Le récent concert donné à La Boule Noire à Paris en est le parfait exemple. Même avec deux membres bien grippés, ACR a délivré une prestation puissante, éclectique et hypnotisante, où le funk glacial se mélangeait à des envolées jazz ou pop. Nous en avons profité pour échanger avec l’affable et passionné batteur du trio, Donald Johnson, qui nous a offert une interview riche en anecdotes sur le passé du groupe, dont leur date avec Madonna à la Danceteria.
Vous êtes dans une période très productive. Le dernier album a été suivi de 3 EP (EPR, EPC et EPA). Pourquoi avoir choisi ce format ?
Nous venions de terminer l’enregistrement de l’album ACR Loco. Il nous restait du matériel correspondant à trois phases créatives différentes. Nos derniers enregistrements avec Denise Johnson sur le EPA, des collaborations avec d’autres artistes sur EPC et quelques improvisations sur EPR. Pour l’album qui les précédait, ACR Loco, nous nous sommes limités à un certain nombre de chansons pour garder une cohérence. Ces EP permettent d’avoir une image plus large de ce que nous avions en tête à la même période.
Est-ce pour vous un moyen d’expérimenter sans avoir la pression d’un album ?
Oui. Certains jams ont été gardés en l’état et publiés sur les EP. La pression étant moindre, ça nous a ouvert l’esprit. On sent sur ces titres que nous sommes plus relâchés. Ils auraient été retravaillés si nous les avions publiés sur ACR Loco. Je me demande encore aujourd’hui comment des titres aussi bons que Wonderland ou Keep It Together ont pu prendre forme. Nous avions terminé l’enregistrement de l’album en avance. Tout le monde s’est rendu au studio, on a appuyé sur enregistrer et commencer à jouer ce qui nous passait par l’esprit. C’est la dernière fois que nous avons vu Denise Johnson avant sa disparition, juste une semaine avant le premier confinement.
Dirais-tu que se lancer dans de longues séances d’improvisations est quelque chose d’habituel pour le groupe ? Vos titres donnent souvent cette impression.
Pas forcément. Nous n’avons pas de règles en termes d’écriture. Il est mieux de ne pas s’en fixer. Nous faisons ce qui nous paraît le mieux en fonction des ébauches de chansons.
Deux de ces EP sont dédicacés à des gens qui vous tenaient particulièrement à cœur. Pourriez-vous nous en dire plus ?
Nous avons ces derniers mois perdu deux géants de l’histoire de la musique. Denise Johnson et Andrew Weatherall. Denise a fait partie d’A Certain Ratio pendant des années. Son esprit est toujours présent autour de nous. Andrew était un de nos plus gros fans. Nous avons essayé de publier des morceaux qui leur auraient plu. C’était notre façon de leur dire à quel point ils étaient importants pour nous.
Vous sortez aujourd’hui un album de remix. Comment est né ce projet ?
Nous ne savions pas trop quoi faire après ACR Loco. L’album est sorti pendant la pandémie, nous ne pouvions donner de concerts. On s’est dit qu’une fois que tout irait mieux ce serait sympathique de lui donner une seconde vie. C’est pourquoi nous avons fait appel à des artistes pour le remixer. Nous ne leur avons donné aucune consigne. Notre seule exigence était qu’il y ait au moins 50% de femmes parmi les remixeurs. C’est pour cette raison que l’on retrouve Lonelady ou Sink Ya Teeth. Loco Remezclada ouvre de nouvelles pistes et offre une nouvelle vie à ces chansons.
Vous avez tourné avec Sink Ya Teeth, produit The Orielles, collaboré avec de nombreux autres noms présents sur Loco Remezclada. Vouliez-vous rester en famille pour cet album de remixes ?
Oui c’était important. Le résultat sonne comme une lettre d’amour à A Certain Ratio. Certaines idées sont visionnaires. Jez n’arrête pas de nous parler de The Orielles. Il les adorait déjà avant qu’ils ne soient signés par une maison de disques et les a même produits. Ils nous ont renvoyé l’ascenseur en réalisant un magnifique remix. C’est ce que j’aime, collaborer. Tout s’est organisé simplement avec des amis proches et quelques connaissances. Nous avons principalement sélectionné des remixes de gens qui ne sont pas connus en tant que remixeurs. Ça résume bien notre attitude. Nous faisons tout à contre-courant des habitudes (rires).
Vous n’avez presque sorti aucun remix avant votre signature chez A&M à la fin des 80’s. Quelle en est la raison ?
Quand les premiers maxis sont sortis, on a vite remarqué qu’avoir quatre chansons maximum sur le même format qu’un album apportait une puissance sonore incroyable. C’est pourquoi nous étions parmi les premiers à exploiter les EP. Nous adorions ça. A tel point que nous préférions y placer des inédits plutôt que des remixes. Une fois de plus, nous allions à l’encontre de la tendance. Il y a eu quelques exceptions. Lorsque des amis comme Bernard Sumner ou Johnny Marr nous ont proposé de remixer nos morceaux, il était impossible de refuser. Nous ne cherchions pas à travailler avec des gens en vogue.
Vous avez rarement effectué des remixes pour d’autres artistes, pourquoi ?
Parce qu’il faut que l’on estime que nous pouvons apporter un plus à un titre. Nous avons répondu par la négative à beaucoup de propositions.
Quels sont tes remixes préférés de tous les temps ?
Certains sont des remixes de nos morceaux. Celui de Twenty Seven Forever par Jon Dasilva est explosif. Plus récemment, le remixe de YoYoGrip par Jacknife Lee.
Vous avez connu une des heures de gloire du clubbing aux US en fréquentant des clubs comme la Danceteria. Quels en sont vos souvenirs ?
Ça a changé nos vies. Lorsque je suis allé à New York pour la première fois, j’ai voulu aller dans un club le jour même. La première chose que j’ai vu en entrant, c’est un gamin sur la piste qui tournait sur sa tête au son d’un morceau de Hip Hop. Tu imagines le choc ? Je ne savais même pas que c’était possible. Je suis allé chercher Simon Topping dans la pièce d’à côté pour qu’il vienne voir ça. Il m’a demandé quelles substances j’avais absorbé (rire). C’était l’émergence des B-boys, de la culture dj. Tout le monde en parlait dans le milieu underground. C’était très New Yorkais. La sono était exceptionnelle, où que tu ailles. L’énergie était folle. Les blancs se mélangeaient avec les blacks. Les cultures musicales n’avaient pas de frontière. Afrika Bambaataa samplait du Kraftwerk. Les clubs ne se démarquaient pas seulement pour leur musique. Au Paradise Garage, dès que tu avais fini de fumer ta cigarette, quelqu’un venait te donner un cendrier propre. Jamais tu n’aurais vu ça à Manchester. On les écrasait par terre (rire). Une autre chose incroyable, c’est que lorsque nous avons joué à la Danceteria avec Madonna, ils ont fait de la pub partout pour dire qu’il y aurait de la nourriture à grignoter avant le concert. Ils avaient peur que personne ne vienne (rire). Tout ça nous a façonné et nous a amené à devenir le groupe que nous sommes aujourd’hui.
Il a fallu attendre avant que cette culture arrive en Europe.
Oui, un exemple typique, ce sont les lofts autours desquels la vie culturelle tournait à New York. A Manchester, il était interdit d’y habiter. Si tu avais un business, tu pouvais détourner la loi et aménager un espace de vie à l’étage. Quand la ville a réalisé que le centre-ville manquait de vie, ils se sont enfin décidés à autoriser les particuliers à y loger.
Tony Wilson et les membres de New Order ont voulu recréer cet esprit à Manchester en ouvrant l’Hacienda. D’après toi, y sont-ils parvenus ?
Je ne sais pas s’ils y sont arrivés mais grâce à eux Manchester a fait un grand pas en avant. Il est difficile de comparer l’atmosphère des deux villes. La scène des clubs évoluait et passait à des choses différentes régulièrement à New York. Dans les années 80, on manquait de vision en Angleterre. Il n’y avait que des petits espaces avec une super sono. On essayait d’y créer une vibe pour paraître cool. A tel point que le but du jeu était de refuser le maximum de gens dans les clubs. Si tu n’avais pas les bonnes chaussures ou le bon t-shirt, les videurs te refusaient l’entrée. Tu n’as pas idée du nombre de fois où ça m’est arrivé (rire).
Comment cela a évolué par la suite ?
On pourrait prendre l’exemple au Warehouse Project de Manchester. J’ai dansé comme un fou dans cet énorme dépôt à Mayfield, juste à côté de Piccadilly Station. C’était énorme. Un projet d’une telle ampleur n’a pas son équivalent à New York. Là-bas ce sont plus des endroits hors du commun. J’ai passé une soirée dans la chambre forte d’une banque transformée en club à Manhattan (rire). Vous n’êtes pas mauvais en France non plus. Je me souviens d’un moment mémorable à Lorient dans un hangar qui servait à la construction des sous-marins. Il restait même une torpille (rire). J’adore cette ville.
Les gens ont tendance à idéaliser le passé. Vous étiez signés chez Factory, vous avez partagé la même affiche que Joy Division. Beaucoup pensent que ça devait être une époque géniale. Et vous quelle scène musicale auriez-vous aimé connaître quand vous étiez plus jeunes ?
J’aurais adoré pouvoir assister aux débuts de Herbie Hancock. Idem pour Earth Wind And Fire. Roxy Music, Cab Calloway, la période 60’s de Miles Davis me viennent également à l’esprit. Ce sont des gens qui ont fait de moi un artiste. Après toutes ces années, je trouve toujours des choses intéressantes dans leur musique. Sans eux, A Certain Ratio n’aurait jamais existé.