J’ai toujours haï les jeux de société, qui me le rendent bien. Mais j’aurai tout donné au UNO.
Dans le ventre mou des années 90, on s’enfermait à cinq, parfois à six, chaque dimanche dans l’appartement d’Uwe, au 6ème étage d’une tour de la ZUP de Dammarie-Les-Lys (77), et on jouait, de 15 heures jusqu’à tard. Je vivais à Paris alors, mais jamais je n’ai manqué une réunion. Je faisais l’aller-retour dans la journée, au volant de la Mitsubishi prune.
Accompagnés d’une bouteille de Berger blanc ou de verres de Cointreau juste cassés d’un glaçon, on jouait, et on jouait encore, pas encore confinés mais bien calfeutrés, de notre plein gré. Les règles avaient été quelque peu malmenées, et au fil des semaines une novlangue avait vu le jour. Un sabir incompréhensible aux oreilles des non initiés qui, quoi qu’il en soit, n’étaient pas invités.
Rien ni personne n’aurait pu nous déloger de l’appartement du 6ème étage de la tour Lorraine, croyait-on. On a perdu des amis, parfois même des amoureuses. On en a loupé des concerts, mais peu importait. Quand il s’est agi de trouver un nom à notre petite société secrète balzacienne (Uwe avait Histoire des Treize pour livre de chevet) c’est Marcos, je crois, qui proposa la F.I.U. (Fédération Internationale de UNO), qu’on prononçait évidemment la few, tant prévalait, pour les clandestins de pacotille que nous furent, le petit nombre. Puis les flics de la BAC ont tiré sur Abdelkader B., mort à 16 ans, et la ZUP (jamais on n’aurait appelé ça la « cité », encore moins La Plaine du Lys) s’est embrasée. Les émeutes de 1997 auront raison de la F.I.U. Autodissolution et eau de boudin, fin de l’histoire.
Aujourd’hui encore, ni Mille Plateaux, ni aucun jeu de société ne trouve grâce à mes yeux. Je les déteste tous. Mais quand, confinement oblige, t’as deux gamins H24 à la maison, t’es bien obligé de lâcher du lest, de te prêter au jeu et de faire le dos rond. Alors tu jettes les dés, t’avances ton pion, tu tombes dans le puits ou tu tires une carte crevaison. Parfois tu mimes un tire-bouchon ou Charles De Gaulle, ou une tomate. Trivial Pursuit, Time’s Up, La Bonne Paye l’horreur.
Hier soir, j’ai trouvé la parade. Pour enrayer une lénifiante partie de Cluedo, j’ai joué Monopoly Queen (la chanson, pas l’édition Brian May du jeu honni) sur la platine. « Mais c’est claqué au sol ton bail ! », torpille mon second (celui qui, vous l’aurez deviné, a plus d’affinités avec le rap français qu’avec Leonard Cohen). Tout juste mon garçon, tu l’exprimes avec des mots auxquels je ne comprends strictement rien, mais t’as probablement raison, c’est ça. Et même – c’est ce qui en fait sa valeur – bien pire encore.
« Monopoly, Monopoly, oh what a game ». Moelleuse comme un tapis shaggy, la mélodie est jouée à pas feutrés par Combustible Edison, des gars de Providence, Rhode Island, qui tout petits ont dû tomber dans une marmite d’Esquivel et ont su ensuite tirer profit du revival Exotica ou easy listening du début des 90’s. Au chant, au talk-over et aux paroles, Mary Ellen Carver, soit la maman de celle qui a concocté cette dragée au poivre, Lisa Crystal Carver, sorte de Cosey Fanni Tutti juniore du New Hampshire. Je ne vais pas vous dérouler la biographie complète de la dame, mais arrêtons-nous sur quelques cases-étapes de sa vie en forme de jeu de l’oie, une oie pas blanche pour un sou.
Après avoir lancé un liminaire double trois, elle échoue à l’arrêt de bus d’un bled nord-américain anonyme où se tient déjà GG Allin, taré notoire et apôtre du scato-punk. Pas la façon la plus glamour, à 17 ans, d’entamer une carrière. Néanmoins GG lui met le pied à l’étrier et Lisa fourbit ses premières armes de performeuse. Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, n’empêche qu’on peut se demander quelle mallarméenne mais néanmoins malveillante coïncidence la met trois ans plus tard, en 1987, en possession d’une cassette audio de Jean-Louis Costes (le pendant français et intello de GG Allin, pour faire fissa). Coup de foudre, correspondance transatlantique passionnée, et mariage dans la foulée. Lisa se rebaptise Suckdog et le couple alterne tournées et enregistrements (Rape GG, ou encore le triple album cassette Love Songs and Masturbations, en 1988) avant de tomber sur la case 31 (le fameux puits précité) et de se séparer. Même dans mes pires cauchemars je n’ose imaginer un confinement en compagnie de Costes et Suckdog, genre A 3 Dans Les WC. Passons.
Lisa jette ensuite son dévolu sur un timide jeune homme, Bill Callahan (Bill et moi sommes nés le même jour de la même année, mais je n’ai jamais eu le privilège de couper un gâteau d’anniversaire en sa compagnie). Les deux enregistrent sous le nom de Suckdog & Smog le EP I’m Going To Be Married et dès lors on comprend mieux pourquoi Forgotten Foundation et Julius Caesar, les deux premiers LPs de Bill pour Drag City (j’avoue ne pas connaitre ceux qui précèdent) sont à ce point torturés. Entre temps, Lisa s’est fait un nom dans la presse underground en créant sa revue Rollerderby et a entamé une relation tempétueuse avec son Chris Carter à elle, le peu fréquentable et provocateur-né Boyd Rice, douteux activiste noise/indus sous le moniker NON, également capable de laisser libre cours à sa fibre fleur bleue dépressive et de réaliser avec Rose McDowall de Strawberry Switchblade un mirifique album de reprises 60’s (Seasons in the Sun, par Spell). On en est là donc, quand fin 1993 Lisa fomente avec Boyd (qui chante Let’s Keep It Friendly avec Mommy Carver sur l’autre face) ce Monopoly Queen beaucoup trop cheesy pour être honnête – et je vous invite vivement à regarder à la loupe les cases sur le plateau de la pochette.
En tout cas, le subterfuge a parfaitement fonctionné. Non contents de me taxer de gros pervers, les kids m’ont envoyé directement en prison rejoindre le Colonel Moutarde et son chandelier, sans même m’autoriser à passer par la case départ. A confinement, confinement et demi.
je pensais pas que tu allais oser dégainer la Monopoly Queen pour vivre sa Monogamie de confinement.
C’est tellement flippant !
Le verre de vin rouge à la main ne me la rend pas beaucoup plus bienveillante ! Tu va faire flipper les kids. Cauchemar assuré.
La partie de Uno chez Uwé, chez Marco ?… Canal + et Black Bibouze. Je passais pour boire le coup et taper la discute – quand il y avait un peu de place pour en…placer une justement – mais je ne jouais jamais. Question d’éthique, pas sûr. Quèsse qu’on se marrais. Je me suis rattrapé avec mes filles depuis et du coup je suis partant pour une nouvelle tournée. Bertrand, Uwé, Dédé, Marco, Patrice… et ceux que j’oublie.
Jean Philippe