En 2019, Slumberland Records fêtera ses trente ans. À cette occasion, le label éditera un Singles Club en 45 tours. Ce réjouissant bond dans le passé prend des allures de baroud d’honneur pour un format dont la santé est vacillante, malgré le succès récent, non démenti jusqu’ici, du vinyle. Joignons-nous au label dans la célébration de ce lumineux support, celui des plus timbrés dans la secte des collectionneurs de disques.
Début septembre, je trainais ma pomme aux Puces de Saint Ouen / Clignancourt à la recherche de précieuses – ou non (j’adore les disques bon marché et je suis ravi de pouvoir encore en trouver des biens) – galettes vinyles. J’ai bien sûr mes petites habitudes, et je suis souvent le même schéma, passant d’un revendeur à l’autre selon un ordre immuable, ou presque. Malchance, la personne lors de ma première halte est en vacances. Direction le second, je me dirige vers l’emplacement de la boutique et j’y trouve un petit mot : le magasin a été déplacé. Après quelques recherches, celle-ci a été transférée au sein d’une autre échoppe que je fréquente, mais le rayon 45 tours a disparu par la même occasion. Au fond, je n’ai pas été vraiment surpris, je fais ce constat depuis un certain temps, j’ai même pu en ressentir l’évolution. À mesure que le 33 tours opérait une percée dans le grand public, le 45 tours perdait ses gallons dans les réseaux souterrains qui l’avaient jusqu’ici chéri : raréfaction des nouveautés, diminution de la taille des emplacements au profit de son encombrant grand frère.
La problématique se situe aussi bien au niveau de l’offre que de la demande. Coté offre : un 45 tours coûte une blinde à fabriquer, et offre une marge très mauvaise. Sortir un disque dans ce format n’est pas du tout rationnel du point de vue d’un label, et ne peut en aucun cas constituer un modèle économique viable, à part éventuellement dans quelques niches très très spécifiques. La fabrication est de l’ordre du tiers moins cher qu’un 33 tours, mais son prix de vente est divisé par trois. Ainsi, pour un 45 tours à 300 copies avec une pochette imprimée par le presseur, le label rentrera dans ses frais en s’approchant du sold out (1). Autant dire que dans un univers aussi précaire financièrement qu’un label (dont beaucoup sont gérés sur le temps libre de leurs instigateurs), il faut avoir vraiment envie de faire un vinyle sur ce support. Si la demande était au beau fixe, peut-être que le jeu en vaudrait la chandelle… Ce n’est pas le cas, la situation a même à ce niveau là, décliné. Tout le monde le sait, la consommation de musique en support vinyle a beaucoup évolué ces dix dernières années. À la fin des années 2000 et au début de la décennie suivante, elle était encore largement portée par des acteurs historiques qui achetaient la musique pour l’écouter. Le paradigme actuel me semble légèrement différent : avec la possibilité d’écouter sur le net, le vinyle a pris une dimension plus symbolique. Dans les deux cas, acheter un disque représente toujours un acte militant, mais d’une démarche différente, le 45 tours étant bien sûr le grand perdant de l’affaire.
Mon constat est avant tout intuitif, pourtant quelques faits viennent corroborer mon sentiment. De rapides sondages menés sur Facebook (2) et Twitter (3) confirment en effet cette impression : les amateurs de 33 tours sont entre trois et dix fois plus nombreux que les mordus du simple ! En s’intéressant au catalogue de quelques labels indépendants actuels emblématiques comme Captured Tracks, Slumberland ou Trouble In Mind, il est aussi possible d’observer le glissement. Pour certains labels bien sûr, ce changement n’est pas uniquement lié au climat général, mais aussi à leur professionnalisation. Les vingt premières références de Trouble in Mind étaient des 45 tours, mais sur les vingt dernières en date, seule une est dans ce format. Chez Captured Tracks, près de la moitié des sorties étaient dans ce format (le reste en Ep 12 pouces), pour quatre sorties récentes. Chez Slumberland aussi, le ratio a beaucoup changé ces dix dernières années : plus de la moitié en 2008/2009 contre moins d’une sur cinq désormais.
Cette évolution est en partie due au rôle moindre du 45 tours pour annoncer et révéler la venue prochaine d’un album. Le clip, les avant-premières en stream sur Soundcloud ont succédé aux chroniques de singles dans la presse écrite (par exemple : la rubrique singles de la revue pop moderne a sauté au moment de sa refonte). Mike Schulman partage cette analyse dans sa présentation du Single Club : « Le téléchargement, le streaming, les playlists ont volé beaucoup de l’effet première fois produit par un single vinyle » (4). L’accélération de la diffusion de l’information et la moindre importance du temps long dans la diffusion de la musique ont contribué à l’obsolescence définitive du format au profit des pratiques plus immédiates et instantanées. Le stream a peut-être ainsi d’avantage tué le support 45 tours et paradoxalement renforcé l’attrait pour le 33 tours, vu comme une alternative à l’immédiateté folle du numérique et une inscription dans le dur et la durée. Le 45 Tours, considéré comme moins noble et moins démarqué, en aurait donc fait les frais. Pourtant, si cette fonction traditionnelle du simple est mise à mal, ce n’est pas le cas de toutes. Le support a ses spécificités qui le rendent unique et si attachant, du moins aux yeux de quelques drôles d’oiseaux.
Slumberland se lance donc aujourd’hui dans un Singles Club, dans la lignée de Sub Pop (trois fois entre 1988 et 2008) ou Hozac (Hookup Klub, trois saisons entre 2009 et 2013), avec l’idée de montrer qu’ « [il y a toujours quelque chose de magique dans le pas si modeste 7 pouces » (5). La mission est certes difficile mais des plus nobles, tant l’objet à encore à offrir à ceux qui tendent l’oreille. Quand on succombe au support, on devient vite accro. Le 45 tours offre l’une des meilleures expériences de ce que doit être la musique pop : l’intensité et la dualité de deux faces de trois minutes, convaincre et charmer l’auditeur dès les premières mesures, nul besoin d’expliciter le propos et le détailler. Aller à l’essentiel. Tomber amoureux d’une chanson à la première écoute, s’enthousiasmer pour celle-ci sans arrière pensée et sans devoir digérer un propos et le laisser murir. Un fix d’adrénaline pure, sans effets secondaires. Des convictions que partagent Bill Roe, moitié du label Trouble In Mind, il l’affirmait en tout cas au site Blurtonline en 2015 : « Je pense que les 7 pouces sont probablement mon format préféré – j’adore l’immédiateté d’un très bon simple avec deux tueries. Quand c’est très bien, cela peut être vraiment euphorisant et vivifiant » (6). Je reste aussi personnellement convaincu qu’un bon simple vaut mieux qu’un album moyen. Combien de fois ai-je acheté un album sur la foi d’un morceau avant de me rendre compte que le reste n’était pas à la hauteur ? Je suis certain que cela parle à un bon nombre d’entre vous.
L’opposition des deux faces est une autre des caractéristiques du 45 tours, il n’y a pas le même besoin de cohérence que sur un album, il n’est pas question de devoir créer une narration. Un groupe peut ainsi à la fois assurer le taff, et expérimenter sans se trahir. La face A doit être un digest du savoir faire de la formation, quand l’autre coté peut être l’occasion pour un groupe d’expérimenter ou se lâcher. Il n’était pas rare, dans les années soixante, de croiser un slow couplé à une sauvagerie ou une scie sucrée s’accompagner d’un jam halluciné. Cette tradition loin de se perdre, continua d’offrir de très belles curiosités pour les collectionneurs les plus rusés dans les décennies suivantes (par exemple celle-ci). Le désormais défunt CD 2 titres a en partie brisé la dynamique. Les deux chansons se suivant, il n’était alors plus si facile de proposer deux pistes réellement différentes.
Le 45 Tours est également un support excellent pour démarrer, au même titre que l’Ep. Plutôt que de proposer un album inégal et pas au point, pourquoi pas un format court ? Historiquement, nombre de groupes débutèrent par ce format avant de se lancer dans la cours des grands du long play. Mike appuie à nouveau dans sa présentation du projet: « Le 7 était traditionnellement le format idéal pour les jeunes groupes pour se faire les dents ainsi que pour les groupes établis lors de leurs tentatives à entrer dans les tops« (7). Les labels indépendants artisanaux lui préfèrent peut être aujourd’hui la cassette plus facile, rapide et bon marché à produire. Autre spécialité du 7 pouces, les coups et les projets en marge : tentative éphémère pour cartonner, collaboration entre deux groupes ou témoignage d’une démarche originale (8), le support se prête tellement bien aux hors pistes les plus fous. Il en résulte une de mes caractéristiques préférés du support: la possibilité de trouver des tonnes de groupes qui n’ont jamais réussi à passer dans la division supérieure et n’ont finalement enregistré qu’une ou deux de ces précieux petits vinyles qui parfois surprennent les gens au point où certains demandent si ce sont bien des vinyles (9).
Si le concept album a donné ses lettres de noblesse au support 33 tours à la fin des années soixante, le 45 tours a régné sans partage entre la fin du 78 tours et l’émergence du rock psychédélique. Il a ainsi été, au départ de belles aventures comme le Rock & Roll, le Merseybeat, la Soul ou le Garage-Rock. Il est facile de l’oublier mais nombreux de nos groupes chéries de pop des sixties n’ont sorti certains morceaux qu’en 45 tours. Avec les rééditions CD blindées de bonus il est facile d’oublier ce détail. L’exemple le plus parlant en est certainement les Kinks qui piochaient très peu dans leurs albums pour les singles. Nombre de leurs classiques sont ainsi paru dans leurs versions originales en 45 tours sans figurer sur les albums contemporains (10), par exemple: All Day and all of the Night, A Well Respected Man, Dead End Street, Autumn Almanac ou encore Dedicated Follower of Fashion. Il est possible de faire la même opération avec les Beatles dont de nombreux classiques ne figurent pas sur les albums originaux et ne furent disponibles en 33 tours que grâce aux deux doubles compilations cultes (le rouge et le bleu) je pense notamment à: I Feel Fine, Paperback Writer, We Can Work It Out, Hey Jude ou encore She Loves You. Avec l’émergence de l’album, il garde la tête haute. Il pique l’argent de poche des adolescents (Bubblegum, Glam-rock) ou accompagne la remise en cause de l’etablishement (Punk). Dans les années quatre vingts, le support est à la quintessence de sa dualité: medium par excellence des one hit wonders (Dead or Alive, Musical Youth, Lipps Inc, Baltimora etc.), héraut des soubresauts de l’underground (de la C86 en passant par les Smiths ou les Stone Roses). Dès les années 90 et l’émergence du format CD, il devient un objet fétiche et apprécié des milieux moins exposés. Ces derniers lui offrent une carrière certes moins florissante mais chérie et adoré pour les services qu’il a rendu à la musique pop.
De nos jours seuls quelques collectionneurs, souvent très mordus, s’intéressent au support (11). Il y a une forme de romantisme, un poil désespéré certes, à vouloir défendre un support dont l’obsolescence est clairement programmé… Un support marginal pour une histoire à la marge de l’officielle, parfois plus intéressante et intrigante que celle rapportée dans les livres. Collectionner le 45 tours c’est plonger la tête en avant dans un monde sous la surface, un océan inédit dont il est difficile de déterminer la surface. Si une bonne chanson restera toujours une bonne chanson, son support idéal se meurt lui doucement, entraînant dans son sillage des milliers de contestations de l’histoire de la musique pop.
(1) environ 800€ HT. Pour être à l’équilibre en les vendant chez un disquaire à 3,5€HT (pour un prix public à partir de 6€) il faut en vendre 229.
(2) 142 votants: 79% 33 tours – 6% 45 tours – 13% Maxis 45T – 1,5% 10 pouces
(3) 56 votants: 66% 33 tours – 18% 45 tours – 16% autre (dont une majorité Maxi 45T/ 12′ EP)
(4) « downloads and streaming and playlisting have stolen a lot of the « you heard it here first » thunder from the vinyl single » [source]
(5) « we think that there’s still something pretty magical about the not-so-humble 7 » [source]
(6) « But I think 7-inches are probably my favorite – I love the immediacy of a great 2-sided banger of a single. When it’s great, it can be really exhilarating & life-affirming. » [source]
(7) « the 7 » was traditionally the format of choice for young bands just getting their feet under them, as well as for chart-bound efforts by established bands » [source]
(8) Par exemple, les 45 tours de Forever Pavot avec Calypso et son projet « Bon Coin Forever » .
(9) Situation vécue ! Cela a donné quelque chose du genre : « Tu es sûr que ce sont des vinyles ? On dirait des CDs »
(10) Voir la discographie sur Wikipedia.
(11) Par exemple, JB de Born Bad, dont l’essentiel de la collection est en 45 tours (il pense en avoir autour de 4 000!)
Merci pour ce très bel article. Le 45-tours dans le rock, c’était en effet tout un art, une vision unique qui m’apparait comme le petit shoot de bonheur pur qu’aucun format, aucun support ne peut venir concurrencer ou égaler. Aux gosses d’aujourd’hui qui se font offrir leurs premières platines vinyles, il faut rappeler la grâce unique de ces publications espacées, qui se succédaient en créant l’attente exaltée et finissaient par édifier des monuments.