Russel Mael ne descendra pas au Carlton. Ron Mael ne jouera pas de son Roland anagrammé Ronald sur la place de la Castre. Les Sparks ne monteront pas les marches sous les vivats, et on s’en désole.
Pas plus qu’en mai, Cannes 2020 n’aura lieu fin juin – début juillet comme l’appelait de ses vœux Thierry Frémaux, le délégué général du festival. Depuis lundi soir la plupart des festivals qui devaient se tenir cet été, dont celui d’Avignon, ont annoncé leur annulation. De même que les sélections parallèles cannoises, Quinzaine des Réalisateurs, Semaine de la Critique, et ACID qui ont de concert plié les gaules. Mais pas Thierry Frémaux, qui s’entête, résiste, s’arc-boute pour trouver une solution, même s’il concédait mardi dans un communiqué qu’ « il apparaît désormais difficile de penser que le Festival de Cannes puisse être organisé cette année sous sa forme initiale ». Ayant balayé toute option d’un Cannes virtuel sur écran d’ordi, il lui faut trouver une forme inédite pour faire « exister les films de Cannes 2020 d’une manière ou d’une autre », et aussi veiller, même s’il se défendra de l’avouer, à ne pas se laisser tondre la laine sur le dos par Alberto Barbera et la Mostra de Venise – qui doit, sauf contre-indication, se tenir du 2 au 12 septembre.
Parmi les films attendus – Frémaux, filou, a déjà préempté, au détour d’une interview pour Variety, le Benedetta de Paul Verhoeven et le bien nommé The French Dispatch de Wes Anderson – il y évidemment Annette, le serpent de mer musical de Leos Carax, starring Marion Cotillard, Adam Driver et Angèle. Un film intégralement chanté, dont le scénario et les chansons ont été écrits et composés – et ils s’y sont attelés il y a plus de 10 ans – par les Sparks (qui apparaissent d’ailleurs au début du film, me souffle-t-on). Et voilà que le Covid vient écrire une page supplémentaire au livre de Leos le Maudit. Quand – ça, ce n’est pas nouveau – et désormais comment verrons-nous Annette, la question n’est définitivement pas réglée. Les Sparks ne semblent pas davantage vernis dans leurs aventures cinématographiques, eux qui ont déjà essuyé plusieurs désillusions et connus moult projets avortés. Be kind, rewind.
Le premier, et le plus célèbre, remonte à 1974. L’année touche à sa fin, Russel et Ron ont rendez-vous à l’Hilton Paris Opéra avec Jacques Tati pour discuter de Confusion. Dans ce film où Tati entend dès les premières minutes faire trépasser Monsieur Hulot, les frères Mael sont censés interpréter deux réalisateurs américains invités dans une petite ville de province française pour remettre sur pied un studio télé sous-équipé, studio dirigé par Tati himself. Lequel Tati ne parvient pas à s’extraire de la terrible panade financière dans laquelle l’a plongé Playtime. Dès lors, le film ne se fera pas mais Confusion, la chanson, trouvera sa place deux ans plus tard sur l’album Big Beat – oui, celui où on a le sentiment malaisant de voir sur la pochette T. Rex poser à côté d’Adolf H., et où sur le livret de l’édition 2006 on trouve une photo de l’entrevue évoquée.
Gageons que si le film avait vu le jour il aurait sûrement… Stop !, brisons là. Faut-il vous rappeler l’adage ? Si Jacques Tati s’était appelé Tonton, il aurait réalisé Ma Tante.
Rebelote à la fin des années 80 où les Sparks se mettent en tête d’adapter en comédie musicale le manga Mai, The Psychic Girl, et d’en confier la réalisation à Tim Burton. Carolco Pictures achètent les droits en 1991 mais Burton temporise, préférant se consacrer à L’étrange Noël de monsieur Jack puis à Ed Wood. Le projet mettra finalement vingt ans à capoter.
La dernière manifestation de ces mésaventures en 35mm concerne The Seduction Of Ingmar Bergman. Cet opéra pop commandé par la radio suédoise et achevé en 2009 devait trouver un prolongement, sur scène d’abord, sur les écrans ensuite. Les Sparks contactèrent alors Guy Maddin, grandiose hurluberlu de Winnipeg, qui répond favorablement. La première du spectacle aura bien lieu en 2011, mais pour ce qui est du film, encore raté, le Manitoba ne répond plus.
Ces échecs, les Sparks les accueillent avec le plus élégant détachement. Car les Sparks sont des Princes, même si au royaume de la pop, de la pompe, et des aigus très hauts perchés, Freddie Mercury et Queen – qui à leurs débuts ont ouvert pour les frères Mael – ne se sont pas privés de leur chiper la couronne promise.
D’ailleurs, les admirateurs sans condition des Sparks sont légion, de Jane Wiedlin la guitariste des Go-Go’s (que Russel, après leur duo Cool Places de 83, demandera en mariage, avant de se prendre un vent) qui dirigeait un fan-club officieux du groupe, jusqu’à Morrissey (qui n’a jamais convolé en juste noces avec Ron), en passant par Alex Kapranos ou Mike Patton de Faith No More.
Chez nous, les Sparks n’ont jamais eu le succès qu’ils méritaient. Ou alors, quand ils l’ont obtenu, ils ne le méritaient pas tant que ça. C’était en 1980 et les moins jeunes d’entre vous ont sûrement dansé dessus, When I’m With You, gros tube en France (et en France uniquement) qui a permis à Marc Zermati, alors à la tête d’Underdog, d’en mettre pas mal de côté pour ses vieux jours – en tout cas nettement plus qu’avec les ventes du Metallic ‘KO d’Iggy And The Stooges.
Reconnaissons que This Town Ain’t Big Enough For Both Of Us, leur absolute classic, avait pas mal marché non plus en 1974, mais le titre est tellement génial, tant au niveau du texte, des vocaux, du rythme effréné de Russel ou de l’orgue virevoltant de Ron, qu’il ne pouvait décemment en être autrement.
Le mystère Sparks est ailleurs, dans les entrelacs d’une discographie pléthorique, où se côtoient merveilles et rossignols, fautes de goût et gestes de grande classe. Il me faudra sûrement revenir un jour plus en avant sur cinquante années d’un parcours passionnant, jusque dans ces divers essoufflements. Je me contenterais ce matin d’être abasourdi devant le peu de crédit accordé à ces authentiques chefs-d’œuvre tardifs que sont Lil’ Beethoven (2002) et Hello Young Lovers (2006), sur la pochette duquel mille lapins blancs entendent bien se reproduire indéfiniment, invitant les auditeurs à faire de même.
D’ailleurs, dans un monde meilleur, les fans des Sparks seraient si nombreux qu’ils n’auraient plus la place de se mouvoir selon leur bon vouloir.