Manifestement, baisser le son n’était pas une option. Alors que j’avais repris la longue lecture, abandonnée au bord de la route quelques mois auparavant, du London Orbital de Iain Sinclair, et que cette exigeante déambulation psycho-géographique le long de la M25 – la motorway qui ceinture le Grand Londres – demandait toujours autant de concentration, un type du nom de Scarlxrd, catalogué par mon second fils comme le pape du trap metal (je ne sais pas où il va chercher des termes pareils, il n’a jamais mis les pieds au Vatican ni même dans une église) éructait des lyrics chelou sur un ton passablement agressif. Quand j’avais 12 ans, je m’enfermais dans ma chambre pour faire jouer mon électrophone ou écouter le hit-parade sur les radios périphériques. La solitude était une donnée nécessaire pour m’adonner à cette exploration, sans compter qu’ainsi je ne cassais les tympans à personne. Désormais les mômes se déplacent avec une enceinte portable en bandoulière et imposent Koba La D ou Zola à toute la maisonnée. Je réitérais mon injonction au silence, sans succès, ledit Scarlxrd se contentant de balancer un virulent Go fuck yourself till’ you bleed en retour.
L’espace d’un instant, j’ai envisagé d’envoyer le cadet de la fratrie (mais malheureusement pas de mes soucis) prolonger son confinement au Bat7 du Parc aux Lièvres, voire aux Tarterêts où il aurait tout le loisir de s’initier à la bicrave en écoutant du PNL toute la journée. Puis j’ai brandi la menace nettement plus efficace de reprendre le cours de physique-chimie et c’était comme si le sol s’ouvrait soudainement sous ses pieds. Superviser les devoirs d’un gamin à ce point réfractaire au mot travail n’était déjà pas une sinécure, mais prendre en charge l’enseignement que l’école ne peut plus lui dispenser sur place s’apparente pour moi à une tâche herculéenne. J’improvise alors des exercices que j’imagine à tort plus ludiques, comme par exemple – et c’est l’exhumation du 45 tours de The Passage, dont j’avais totalement oublié l’existence, qui m’a mis sur cette voie savonneuse – rédiger en anglais une chanson d’amour de quatre lignes. Autant l’aîné a semblé un court moment réceptif, autant le second m’a immédiatement rétorqué que c’était éclaté comme idée. J’aurai pu, pour illustrer l’exercice, écouter la première chanson de ce EP 4 titres en leur présence. Eclaté eut-été alors, pour qualifier cette nouvelle idée, un mot immensément trop faible.
Mon premier contact avec The Passage s’est opéré via XOYO, un titre de 1982 qui, avec son mantra dada ( xoyo triple x : sex mosaics ) se tailla un petit succès indie mais signa en quelque sorte l’acte de décès du groupe – il se saborda un an plus tard, dans la foulée de leur dernier album Enflame. XOYO se trouvait sur l’inestimable compilation Pillows & Prayers, achetée en version picture et à vil prix (Pay no more than £1.99) lors d’un séjour londonien et pascal en 1983. Une compilation du label Cherry Red où on trouvait également Felt, The Monochrome Set, Eyeless In Gaza, Marine Girls, Tracey Thorn, Ben Watt ou encore Joe Crow, que des artistes qui m’étaient alors totalement inconnus. Pour nombre d’entre nous cette compilation fut une absolue révélation, le début d’une quête toujours inachevée : mettre la main sur tous les disques enregistrés par tous ces gens.
Au sein d’une telle galaxie, The Passage se tenait légèrement en retrait. Je n’avais pas saisi tout ce qui faisait le sel et la saveur de cette formation mancunienne à géométrie variable, emmenée par un certain Dick Witts. Au fil des années je glanais néanmoins, souvent par hasard, à rebours, et dans les bacs à soldes, l’essentiel de sa discographie, jusqu’à Pindrop (1980), premier album du groupe même si paradoxalement Witts est à ce moment là le seul membre à bord. Quarante ans après sa réalisation, Pindrop reste un disque terriblement étrange, malaisant et fascinant. Imaginez une sorte de Suicide lyophilisé qui viendrait chercher des noises aux Orchestral Manœuvres In The Dark des débuts. Certains ont même évoqué le fantasme d’un The Fall jouant de la synthpop, ce qui est loin d’être idiot, surtout si on considère que le bassiste Tony Friel, présent aux débuts de The Passage, participa à l’écriture et à l’enregistrement de Bingo-Master’s Break-Out !, le tout premier single de la bande à Mark E. Smith, avant de se faire, comme il se doit, prestement virer par le lider maximo de Prestwich.
Concernant New Love Songs, premier enregistrement en 1978 de The Passage pour le label Object Music, je n’ai aucune idée de quand ni comment il a atterri dans mes boites – probablement au sein d’un lot. Le fait que le nom du groupe était alors juste Passage, sans le The d’usage, m’a probablement empêché de faire le lien, et de prêter plus d’attention au disque.
Quand je l’ai redécouvert il y a quelques jours, j’ai vite compris mon erreur. Mais à nouveau, je ne l’ai pas écouté tout de suite (proposant d’abord cet exercice d’anglais déplacé aux gamins), me contentant d’en examiner la pochette et de bloquer sur le titre de la face 2, $lit Machine, jeu de mots autour de slot machine (machine à sous), qu’on peut étendre, si on a vraiment l’esprit mal placé, à slut machine (je ne traduirai pas).
Hier, je me suis enfin autorisé à poser l’objet sur la platine, et j’ai été servi.
Longtemps j’ai voué une admiration sans bornes aux chansons d’amour distordues du Tender Pervert Momus. Le Marquis of Sadness a ainsi délicieusement exploré tous les continents du plaisir, n’esquivant aucune déviance, le tout perpétré dans une langue des plus châtiée.
Je doute que Dick Witts partage avec Nick Currie le goût de ce dernier pour Balthus, Gainsbourg ou Bataille, mais serais curieux de mettre les deux en présence l’un de l’autre, intimement persuadé qu’ils puissent trouver un terrain d’entente.
Love Song, on y arrive enfin. La rythmique trépidante, juste rehaussée d’une orgue patraque (derrière lequel se tient Lorraine Hilton), et les vocaux incantatoires ne sont pas sans évoquer ce que pouvaient faire les méconnus Human Switchboard au même moment à Cleveland (et par capillarité, on peut aussi convoquer Pere Ubu ou Devo), mais c’est le texte qui immédiatement scotche : I love you / cos I need a cunt / I love you / to use you back in front , ou plus loin You’re not a human being dear / you’re my private convenience to show I’m not queer, sans omettre le définitif You’re not a woman / you’re my wife. Wooof ! Évidemment (mais comment leur en vouloir ?), certains esprits ont hurlé à la misogynie la plus crasse, oubliant d’écouter le final But most of all / I love you / cos you’re just like me. « D’où tu parles ? », la vielle antienne 70’s fait retour pour nous venir en aide. Il est clair que Dick Witts – comme plus tard Malcolm Eden, qui écrira et chantera tous les textes marxistes de son groupe McCarthy du point de vue du capitaliste honni – endosse là la panoplie de l’ennemi pour mieux en fustiger les écarts sexistes, de la même façon qu’il n’aura de cesse ensuite de dégommer tories et religieux, toujours sous couvert d’un humour savamment alambiqué.
Mais déjà se profile l’heure de la leçon d’anglais des kids. Il me faut m’éclipser et vous laisser face à Love Song et $lit Machine, en prenant soin de délivrer le blanc-seing qui convient : tout ce qui est fendu n’est pas défendu.
I love you / cos you make me discover records