J’ai dû avoir la main lourde sur les paupiettes. Ou alors est-ce le boulghour du midi, son caractère inédit sur mon estomac. Je n’aurai l’impudence d’imputer cela au Gevrey-Chambertin, plus que correct. Encore moins à la fièvre qui, ouf, ne s’est toujours pas présentée. Toujours est-il que la nuit fut lardée de cauchemars rissolants, eux-mêmes peuplés de lapin chasseur et autre Daffy confît. Au canard déchainé succéda une créature bicéphale, sorte de Janus jaunâtre (les rêves ont ceci de bien qu’ils autorisent les pires allitérations) qui prenait alternativement les traits de Thurston Moore et de Michael Gira. Un duo good cop / bad cop à lui tout seul, l’un dégoulinant de coolitude, l’autre terrifiant sous son chapeau de cow-boy à larges bords.
J’ai eu l’honneur dans la vraie vie de rencontrer les deux. Si mon souvenir de Thurston est très lacunaire, celui que j’ai de Gira reste terriblement précis. Il faut reconnaitre que ce jour-là je n’en menai pas large, liquéfié dans mes petits souliers, prêt à me faire dépecer ou avaler tout cru par le Swan en chef. A l’arrivée, l’entrevue fut très cordiale, j’en suis sorti vivant et entier. Dans mon rêve, la situation était nettement plus mal engagée. J’étais attaché à une chaise, au centre d’un grand entrepôt, et sous une avalanche de bruit blanc et de lumière crue le monstre me tournait autour, accélérant progressivement sa farandole funèbre en hurlant les paroles de The World Looks Red. Puis Jon Bon Jovi est arrivé, et je me suis réveillé.
Il suffira d’un cygne, comme chantait l’autre. Au matin, embrassant le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui confiné, je découvris entre les draps une plume d’un blanc immaculé. Et réalisai que cette hasardeuse hybridation excédait le domaine des songes. Elle était là, bien présente dans un recoin de ma discothèque.
Il y a tant à lire sur la pochette du 45 tours de Swanic Youth qu’on en retarde l’écoute, entendu qu’il est « Designed to be played till you die ». Le verso est pas piqué des cancrelats, avec son motto barré « Life is ugly – and so are you » et ses crédits malades. Ainsi apprend-on que le face A fut enregistrée à l’angle de la 14ème et de la 1ère rue (mais on ne précise pas dans quel bled), que les vocaux sont assurés par Grant Stoom, les steal drums (sûrement une variante tombée du camion des steel drums) par le Mal Bouef Orchestra, et la batterie par Zeppo Ramone. Son frère Gummo Ramone étant quant à lui responsable des arrangements du second titre. Du grand n’importe quoi. D’autant que parmi ces élucubrations on décèle quelques blazes connu, tel le usual suspect Kramer officiant dans son studio Noise New York. On n’est guère plus avancé quand on pose l’objet (inhabituellement léger, limite flexi-disc) sur la platine. Sonic Yoot est la collision incertaine entre un calypso aux lyrics sales et un amas de guitares désaccordées, le tout relevé de percus bidons (les fameux steal drums) et nappé d’instruments jouets. C’est là que nous fait de l’œil le nom de Stephen Dansiger, crédité co-compositeur de la chose. Quelques mois auparavant, il avait été de l’aventure Pianosaurus, un trio d’inconnus qui avaient enregistré en octobre 1986 le délicieux Groovy Neighborhood uniquement avec des instruments glanés chez Toys ‘R’ Us (Dansiger y maltraitait joyeusement un drum kit Sesame Street). On se souvient qu’à l’époque on avait acheté ce mini lp (7 titres originaux charmants et une reprise de The Letter des Box Tops) alerté par le nom de son producteur, Peter Holsapple, alors à la tête des (autrefois) fabuleux dB’s.
La face B, Swan Jovi, plus ouvertement noise, moins foutraque et amusante (et donc carrément dispensable) entretenait la confusion. Certains ont en effet longtemps cru que les leaders respectifs de Swans et Sonic Youth étaient à l’origine de cette récréative parodie. Il n’en est rien (et je serai curieux de savoir ce que pense vraiment Gira de cette supercherie). Un certain Mykel Board, journaliste et membre à l’époque du groupe punk Artless, a depuis révélé qu’il était l’initiateur de l’affaire, en charge de la face Swan Jovi, alors que Sonic Yoot est l’œuvre de son complice, un dénommé… Peter Holsapple, qu’on est pour le moins abasourdi de retrouver ici.
Pour faire court (j’ai encore les cours et les devoirs des petits sur le feu), on rappellera que Holsapple et Chris Stamey fondent les dB’s en 1978 et délivrent ensemble au début des 80’s deux magnifiques albums de power pop sophistiquée, Stand For Decibels et Repercussion, véritables malles aux trésors organisant la rencontre fantasmée et souriante de Brian Wilson et Alex Chilton. Comme souvent, le succès commercial sera inversement proportionnel à la louange critique, et Stamey, le plus doué des deux, lâche l’affaire en 1983, laissant Holsapple seul aux commandes. La magie n’opérera plus que partiellement et les dB’s se déballonnent en 1987, après The Sound Of Music, un album qui bénéficie pourtant de la présence de Van Dyke Parks.
On imagine que c’est donc à ce moment là, dans l’amertume post split, que Peter Holsapple fomente la blague Swanic Youth. Il retombera ensuite sur ses pattes, débauché en 1991 par Pete Buck pour accompagner R.E.M. sur scène et en studio. Pour l’anecdote, c’est lui qui joue la partie de guitare acoustique sur Losing My Religion, tube interplanétaire. On est alors bien loin de Swans, de Sonic Youth, et de leur croisement potache, mais toute la musique et l’écriture qu’on affectionne valent aussi pour les chemins tortueux qu’elles nous font emprunter.
Sinon, bonne nouvelle, il reste des paupiettes à réchauffer.