Ben Folds – J’entends plus la guitare

Ben Folds
Ben Folds et son piano de camping

Même ses admirateurs les plus inconditionnels ont dû, au fil des ans, finir par s’incliner devant le poids écrasant des évidences. Cela fait bientôt dix-sept ans – Rockin’ The Suburbs, 2001 – que Ben Folds n’est pas fichu d’enregistrer un album intégralement réussi. Entre facilités d’écriture et fausses bonnes idées inabouties (les collaborations successives avec Nick Hornby ou Neil Gaiman, la reformation du trio des origines, la tentative à moitié convaincante de fusion néoclassique avec  yMusic en 2016), le pianiste surdoué est devenu une sorte de spécialiste du mi-cuit, un prince du verre à moitié vide. Alors que sa discographie semble de plus en plus s’enliser dans une forme de routine, quelles raisons reste-t-il de s’enthousiasmer à l’approche d’un de ses rares concerts parisiens ?

C’est que, en l’occurrence, les souvenirs sont suffisamment forts pour que la nostalgie se teinte encore d’une forme d’excitation impatiente. Celui d’abord de la performance scénique exceptionnelle de Ben Folds Five en 1999 et qui reste à ce jour le meilleur concert auquel il nous ait été donné d’assister, tout simplement. Soit quatre-vingt dix minutes absolument époustouflantes pendant lesquelles, dopé par une section rythmique irréprochable, Folds n’a eu de cesse de copuler éhontément avec son clavier, titillant avec une même générosité communicative les touches et les cordes de son instrument tel un Jerry Lee Lewis nain en pleine crise de défoulement pulsionnel.

Ensuite, parce que la perspective de l’entendre à nouveau interpréter les fragments de son répertoire passé nous oblige à nous remémorer avec délice les principaux épisodes d’un parcours musical placé sous le double signe de l’humour et de la revanche. Après avoir végété comme bassiste à l’arrière-plan de plusieurs formations négligeables au cours de la seconde moitié des années 1980, Folds traîne ses tentatives avortées  pour entrer dans le showbiz comme autant de boulets pendant tout le début de la décennie suivante, balançant entre les carrières d’acteur sur les scènes new-yorkaises et de batteur de studio du côté de Nashville. De retour dans sa Caroline du Nord natale en 1994, il réunit autour de lui le bassiste Robert Sledge et le batteur Darren Jessee pour tenter de donner corps à une formule simple, mais d’autant plus efficace : traduire dans un lexique musical dont serait bannie la moindre trace de guitare les sentiments de frustration adolescente et de ressentiment qui constituent le registre de prédilection des formations de rock alternatif. Ce power trio incongru se permet également de réhabiliter, au risque du malentendu, les figures les plus unanimement méprisées du soft-rock des années 1970 (Billy Joel, Elton John, Supertramp), sans pour autant rien renier de l’énergie primale et de la fougue furibonde du punk rock. D’emblée, les compositions euphorisantes et décalées de Folds touchent directement le cœur tendre des nerds et autres membres de l’Internationale des binoclards qui reconnaissent d’instinct l’un des leurs derrière le pianiste virtuose, doté d’une solide formation classique. En réécoutant vingt ans plus tard avec un plaisir inaltérable les trois albums principaux du trio – Ben Folds Five (1995), Whatever And Ever Amen (1997) et surtout The Unauthorized Biography Of Reinhold Meissner (1999),  son chef d’œuvre véritable –  on se dit que le résident de Chapell Hill n’a jamais été aussi à son aise que dans l’expression narquoise du plaisir de la revanche, qu’il s’agisse de fustiger rétrospectivement l’hostilité du groupe de pairs (One Angry Dwarf And 200 Solemn Faces) ou l’indifférence coupable d’une conquête potentielle (Song For The Dumped et son imparable refrain : “Give me my money back, you bitch !ˮ). Le premier album solo enregistré dans la foulée prolonge encore cette apogée pas si fugace d’une douzaine de grands titres supplémentaires, remplis de mélodies féroces et de punchlines aigres-douces. Pourtant, au fur et à mesure que Folds chemine vers l’âge adulte et vers le succès, ce ressentiment farouche s’estompe inévitablement au profit d’une écriture sans doute plus subtile, mais qui, au fil des ans, perd parfois de son intérêt, notamment lorsqu’il se contente de célébrer le bonheur conjugal ou les plaisirs, certes légitimes de la paternité (Still Fighting It, Gracie). Les collaborations ultérieures avec Ben Kweller et Ben Lee (The Bens) ou Nick Hornby (Lonely Avenue, 2010) ne parviendront d’ailleurs pas totalement à enrayer ce léger déclin. Parfois ennuyeux sur disque et davantage obnubilé désormais par la conquête d’une forme de légitimité culturelle issue de la fréquentation assidue des orchestres symphoniques, Folds s’est en revanche toujours distingué par la qualité de ses prestations scéniques en groupe ou en solo. Un verdict ambivalent dont on espère donc pouvoir confirmer le versant positif dans quelques jours.

En concert : Ben Folds And A Piano, Paris, La Cigale, mercredi 30 mai 2018

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *