« C’est à cette heure-ci que tu rentres ? » C’est forcément avec une pointe d’impatience familière que l’on a envie d’interpeler Erin Moran à l’annonce tant attendue de son retour. Tout a été dit ou presque sur ces quinze longues années d’éclipse, sur cet espoir qui n’a cessé de s’atténuer au fil des jours d’entendre la suite infiniment désirée d’un premier album magnifique ou sur la joie enfin ressuscitée fin 2018 par sa collaboration remarquable avec Mehdi Zannad pour The Last Detail.
Sans doute a-t-elle aussi perçu quelques résonances de ce silence assourdissant à l’heure de publier ce second LP à l’intitulé en forme de clin d’œil, puisqu’elle prend elle-même le soin de désamorcer d’emblée toute forme de curiosité agacée. « Girl, where have you been ? » l’entend-on susurrer en amorce de Been Around, avant de clore cette parenthèse trop longtemps suspendue par une splendide chanson-bilan où les fragments de vie épars sont enfin rassemblés pour mieux couper court à toute inquisition inutile. « Been around enough to know that winter is gonna guarantee another spring » : dans cette nouvelle floraison printanière, l’interminable hibernation a laissé ses traces résiduelles sous la forme du deuil et du souvenir des absents. Ce sont ces cicatrices aussi discrètes qu’indélébiles qui semblent fournir la matière de ces douze nouveaux morceaux empreints d’une grâce introspective éblouissante.
Pour tenter de leur rendre la justice qu’ils méritent, il faut essayer d’évacuer le plus brièvement possible ce qu’ils évoquent pour se concentrer sur ce qu’ils suscitent d’essentiel. Certes, le dialogue musical fructueux construit à Nashville au fil de la collaboration avec Daniel Tashian – déjà croisé, sans que le hasard n’y soit pour grand-chose, au générique d’un des meilleurs albums de Josh Rouse, Nashville (2004) – trace d’innombrables pistes vers un Panthéon de la soul et de la pop où l’on se réjouit de croiser toutes ces grandes figures d’autrices et d’interprètes – Laura Nyro, Carole King, Jackie DeShannon : on en passe, mais peu de meilleures. Plus explicitement encore, l’hommage à Chrissie Hynde sur Someone’s Gonna Break Your Heart et la rencontre avec Paul Williams qui cosigne Charity Shop Window prouvent sans qu’il en soit vraiment besoin l’excellence du goût de Moran pour une tradition dont le poids n’est, ici, jamais écrasant. Dans cet univers où les scansions des cuivres voluptueux et les harmonies vocales des Watson Twins apportent leurs contrepoints bienvenus aux mélodies impeccables, les mots et la voix se tiennent à l’équilibre, dans une harmonie profondément bouleversante. A Girl Called Eddy chante en effet de la même manière qu’elle écrit : sans fioriture ni digression poétique inutile, elle s’avance droit au but. Une esthétique de la rectitude qui n’exclut évidemment ni la suavité ni la nuance et qui lui permet de dresser, avec une foule de détails qui donnent corps à l’émotion, le portrait des fantômes et des amours perdues (Jody, Finest Actor, NY Man). Et si l’on prétend parfois que les spectres sont des morts mal enterrés, il y a fort à parier que ceux qui hantent encore ces chansons trouveront une forme d’apaisement et de rédemption à leur errance par la seule grâce des quelques minutes de perfection pop qui leur sont ici offertes. Devant une telle beauté, comme pour ces quinze années d’absence, le pardon est bien évidemment acquis.