Si ce matin-là, j’ai cliqué pour lancer la bande-annonce qui est apparue en jouant des coudes entre les posts de mes amis – réels ou virtuels, peu importe puisqu’on finit par apprendre que tout n’est pas aussi simple que cela –, ce n’est pas parce que j’étais familier de l’œuvre du cinéaste – et même pire encore : je ne crois pas avoir vu en entier un seul film de François Ozon et je ne saurais dire à ce moment de ma vie si c’est un vrai manque. Alors, si j’ai cliqué pour lancer la vidéo, c’est parce que le titre du long-métrage avait le gout parfait d’une madeleine de Proust. Été 85. Ça a été comme un pressentiment : je savais qu’il allait forcément se passer quelque chose, quelque chose qui allait me mettre sens dessus dessous. Ça n’a pas tardé. C’est arrivé à la dixième seconde. La descente de toms, la basse en apnée et la guitare acoustique. En France, pour les gens de ma génération, et quelques autres, c’est sans doute l’intro qui définit les années 1980. Plus que n’importe quelle autre. C’est l’intro d’une chanson qui a tout bouleversé – l’existence d’un groupe, mais aussi les unes de la presse, les hit-parades, la mode, les coupes de cheveux, les genres, les réalisations de clips et d’autres petites choses – comme certaines de nos vies. C’est une chanson qui a donné naissance à un phénomène. C’est une chanson qui est sortie en single le 9 juillet. Le 9 juillet 1985.
L’été 85. L’été de la majorité, l’été du bac – dont les résultats sont tombés le 3 juillet, le jour anniversaire de la mort de Jim Morrison (j’ignorais encore que c’était un piètre poète machiste, mais j’aimais bien Riders On The Storm), l’été qui suit la mort d’un camarade de classe en plein cours de gym, l’été de la première petite amie qui compte (oui, qui compte pour de vrai), l’été des premiers copains qui ont le permis, l’été où l’insouciance va prendre congé – pour un bon bout de temps, si ce n’est définitivement. L’été 85. C’est le groupe d’amis qui va exploser – chacun dans son université, et je sais déjà que je suis le seul à partir à la Sorbonne quand ils sont plusieurs à embrasser le Droit à Assas –, le groupe d’amis qui se suit depuis trois ans et qui chez Robert et Annie, le café du coin de la rue, a fumé des clopes, parlé pas mal de foot et surtout de musique – mais, et maintenant je m’en souviens, presque jamais de filles. Ça a beau être la banlieue ouest, ça discute beaucoup de punk (et de la liste des cinq groupes vraiment incontournables – dans le désordre, il était souvent question de Clash, Buzzcocks, The Damned, Stiff Little Fingers et 999, mais bien sûr, jamais des Pistols) et de new wave. Il y a cette fille de la classe qui est allée à Bourges voir Cocteau Twins et Dead Can Dance – et oui, on est tous un peu jaloux. Il y a moi qui suis allé voir Jesus And Mary Chain aux Bains Douches – c’était mon cadeau d’anniversaire. Il y a les cassettes qu’on enregistre et qu’on s’échange – en découpant des photos dans les Télérama de nos parents en guise de pochettes. Et puis, il y a The Cure, qui est déjà un groupe important, mais pas encore le groupe du tout-venant.
Parce qu’entre The Cure et la France, ça ne s’est jamais trop mal passé. À chaque venue, le groupe a joué (sur Paris en tout cas) dans des salles qui comptent – Bataclan, puis Olympia, dès la tournée Faith. Il a dès le départ son thuriféraire. Le quotidien Libération lui tresse des louanges et en 1981, Bayon (déjà) pose cette dernière question à Robert Smith pour lui demander si le prochain album sera un album « rouge »… Il y a cet article (bien sûr signé François Gorin*) dans Rock And Folk avec ce titre si juste : Sculpteurs D’Ombre. Il y a ce passage télévisé, un dimanche après-midi, dans L’Écho des Bananes, où Simon Gallup actionne un clavier avec son pied sur l’intro de Cold. Il y a ce reportage dans Megahertz d’Alain Maneval, où Gallup, encore lui, joue tête baissée et porte des lacets dans ses cheveux crêpés. Il y a les copains qui veulent racheter à prix d’or mon exemplaire de Pornography parce que figure sur la pochette le sticker The Cure : nouvel album. Il y a le souvenir du concert au Zénith le 15 mai 1984 – « you’re the noisiest audience we’ve ever had » – et les paroles connues par cœur. Il y a l’été 85.
L’été 85. Le bac en poche, on est quelques-uns à partir en vacances ensemble à Biarritz puis en Corse (Vincent, Christophe, Bruno, Clélie, Agnès et moi, mais d’autres aussi je crois). Je me souviens si bien de cette fin de matinée de juillet où j’ai acheté Libération et un paquet de Lucky au Cheikh, le tabac qui est à côté de la boutique Hermès, juste avant les escaliers qui descendent directement à la Grande Plage. Et allongé sur ma serviette alors que les vagues déferlent dans une écume aussi blanche que des stroboscopes, je me souviens de lire l’article fou de Bayon sur le concert de The Cure à Athènes et de me dire : « Il se passe quelque chose ». Il se passe quelque chose parce qu’au Baobab, parce qu’au Play Boy, les DJ accordent déjà une place de choix à In Between Days, à sa légèreté, à son synthé qui virevolte, à cette basse en caoutchouc, à ses paroles qui nous font marrer – mais qu’on comprend un peu mieux aujourd’hui (Yesterday I got so old / I felt like I could die / Yesterday I got so old / It made me want to cry). Il se passe quelque chose, mais on ne sait pas encore quoi. On ne sait pas encore le phénomène qui va débouler – et le concert bondé du 16 décembre à Paris Bercy.
Été 85. Je ne crois pas que je vais aimer le film – la bande annonce m’a fait penser à du Rohmer sous testostérone et je me dis que ça peut être assez moche. Mais la bande annonce et l’intro de In Between Days m’ont donné envie de réécouter The Head On The Door. Un album que je n’avais pas posé sur une platine depuis je ne sais plus combien d’années. Parce que dans mon souvenir, ce n’est pas l’album de The Cure que je veux réécouter : dans le désordre, quelques tics de production, des intros qui prennent le pas sur des chansons (Push, ou l’incarnation de la langueur monotone) et Close To Me – même si la version album oublie les trompettes, ça a toujours été une chanson gênante, alors que dans l’exercice ouvertement pop, Let’s Go To Bed et The Walk étaient d’une belle élégance. Et puis, la surprise. L’enchainement presque parfait entre la pop désincarnée de In Between Days et les spirales gothiques de Kyoto Song, l’intro hispanisante de The Blood, la sensualité bravache de A Night Like This – et ce qu’on racontait à l’époque, que c’était un morceau de 1976 et que le sax était un hommage à Roxy Music (on se disait alors qu’il s’agissait forcément du Roxy de Love Is The Drug) –, la fuite glaciale de Sinking font de ce disque un compagnon encore fréquentable – et font à nouveau oublier que c’est le premier album à ne pas porter comme titre celui de la dernière chanson. Ce sont des retrouvailles inattendues, des souvenirs plus précis que des photos jaunies. C’est le passé qui frappe à la porte du présent. C’est cette envie d’éternel recommencement.