Que pleure-t-on avec la disparition de Tom Verlaine ? Ce qui frappe, pour une légende de cette stature, c’est qu’il brillait d’abord par des qualités négatives : pas une grande voix, même si l’empreinte vocale est reconnaissable entre mille, au point d’avoir déterminé des vocations de non-chanteurs aussi notoires que Lloyd Cole ou Lawrence. Un jour, ce dernier débarque à New York, appelle Verlaine. Qui se souvient, narquois : « Je n’ai pas très bien compris ce qu’il voulait. Peut-être des leçons de chant ? (rires)… ». Ces deux-là ne se rencontreront jamais, mais il suffit d’écouter Days, du premier, pour mesurer tout ce que le second lui doit.
Comme frontman aussi, Verlaine s’impose presque par défaut, malgré lui : le leader naturel, charismatique et damné, c’était Richard Hell, qu’on imagine tel un Paul Gégauff du CBGB : effronté, fumiste, dilettante, bluffeur, anarchique. L’éternelle histoire des faux frères. Verlaine est tout le contraire : sobre et appliqué, l’inverse d’un dionysiaque. Il fallait qu’un des deux s’en aille. On ne saura d’ailleurs jamais vraiment comment Hell a cédé sa place dans le groupe. De Verlaine on imagine plutôt une résistance passive, à la Bartleby, « je préfèrerais pas ». Ça a dû se passer comme ça, sans conflit ouvert, à l’étouffée. La fin de Television dès 78, après deux disques à peine, ne s’explique pas autrement : une fatigue, un àquoibonisme. La reformation impromptue de 92, même chose : tiens, et si on rejouait ensemble ? À se demander comment autant de génie a pu se loger dans autant d’insignifiance, de non-persévérance dans l’être.
Sa discographie solo réussit ce paradoxe d’être relativement fournie et pourtant fantomatique. Rien en tout cas qui fasse oublier les débuts flamboyants. Verlaine n’est pas Lou Reed, ni même David Byrne : ni torturé ni déviant, ni poète ni entertainer, à peine artiste, il ne cultive aucune persona, encore moins le souci d’une œuvre. Laissons-le jouer de la guitare. « Bon qu’à ça », comme disait Beckett. Il y a de ça chez lui, un goût certain de l’obscurité, de la beauté du geste, et l’acceptation à peine contrariée d’un destin : être à jamais l’auteur de Marquee Moon. Dont acte : ils rejoueront régulièrement le disque sur scène, même sur le tard, accompagnant le devenir-musée du rock. Sans mauvaise grâce, mais sans zèle non plus : on se souviendra longtemps du Bataclan de 2004, où Verlaine a passé son temps à tenter d’accorder sa guitare, à râler contre des bruits parasites qu’il était le seul à entendre. Auto-sabotage ? Caprice ? Des années après, ils rejoueront Marquee Moon à la Cité de la musique, cette fois sans anicroche. C’était beau comme peut l’être un cérémonial, avec aussi le côté compassé et vaguement prévisible du cérémonial. Les choses n’arrivent qu’une fois, c’est ça le miracle, après on ne fait que répéter. Reste le mystère : d’où sortaient-elles, ces chansons ? Television c’est la part méditative, rêveuse du rock. Son essence volatile. On peut toujours essayer de comprendre, défaire par l’analyse, épiloguer sur des qualités objectives. L’intelligence ne suffit pas. Un instrument n’est pas la musique, or la guitare de Tom Verlaine donnait comme aucune autre l’idée d’une musique détachée de son instrument, flottant dans les sphères. Ce qui fait qu’il échappe à la catégorie du « musician’s musician », c’est cette qualité poétique, impalpable. Cocteau disait : « Écrire est un acte d’amour, sinon ce n’est que de l’écriture ». On pourrait dire la même chose de la musique : un acte d’amour, sinon ce ne sont que des notes. Mélange de beauté abstraite et de pathétique pur : aucun autre que Verlaine n’a poussé aussi loin la puissance d’abstraction d’un riff, sa perfection mathématique, mais aucun non plus n’a su tirer d’accents plus déchirants et sensibles de son instrument. On se souvient du slogan risible associé à Frampton, pour vanter les mérites très prosaïques de la talkbox : « IL PARLE AVEC SA GUITARE ». Celle de Verlaine le plus souvent chantait (Venus, Days), parfois pleurait (The Fire, Torn Curtain), toujours sans artifice aucun. Cette qualité de lyrisme était soulignée par la voix : avec l’émule Lloyd Cole, on pourrait plus tard se poser la question : maniérisme ou reflux gastrique ? Chez Verlaine cet étranglement genuine n’avait rien d’une pose, c’était plutôt l’expression à la fois d’une urgence et d’une retenue : celle qui voudrait par exemple qu’on se jette dans les bras de la Vénus de Milo, avant de réaliser soudain qu’elle n’a pas de bras. Le lyrisme de Television se tenait tout entier dans cette tension, dans ce vertige. Tears, tears, holding back the tears : on a beau retenir les larmes, elles finissent toujours par couler.
J’ai eu envie de réécouter 5 Hours From Calais, qui m’avait fait chavirer en 1990.
The Wonder, en K7, album envoutant, magnétique, avec cette belle pochette rouge sang.
« Son jeu de guitare unique était à la fois lyrique, brillant et tourmenté », pour reprendre la juste formulation sur youtube de Victor de Menthon.
Hier l’émotion fut la même, en un peu plus triste.
In this whole wide world,
As I drift about,
She said, « You know me, I believe in everything. »
Merci Tom.
oui, merveilleux album que The Wonder (le bien nommé), mon préféré. Merci à vous pour le commentaire.
Très bel article, écrit entre urgence et retenue, pour reprendre quelques termes qui font mouche. Un son unique a disparu avec son créateur, comme disparaît parfois une espèce. Verlaine était un dodo.
merci beaucoup. Oui un son unique, et aussi une génération unique…