Il aurait pu, sans qu’on lui en tienne rigueur, se contenter d’être le dernier des quatre. Le survivant. Le conservateur d’un patrimoine suffisamment riche pour continuer d’irriguer une bonne partie de la musique qui nourrit nos vies. Alex Chilton, Chris Bell et Andy Hummel ont disparu : à l’ombre des studios Ardent au sein desquels il a conservé ses fonctions officielles, Jody Stephens entretient seul le culte vivace de Big Star, comme en témoignent encore les concerts commémoratifs organisés cette année pour célébrer les cinquante ans de Radio City (1974). Il aurait pu, et pourtant, depuis dix ans, il s’est également mis en tête d’ajouter une nouvelle page, plus personnelle, à la légende. Avec le soutien bienveillant et efficace de Luther Russell, le batteur s’est attelé, quasiment pour la première fois de sa vie, à un âge respectable ou la plupart de ses confrères songent à goûter au plaisir des retraites dorées, à l’écriture, à la composition et au chant. Et avec un succès étonnant dont témoignent désormais les trois albums publiés par Those Pretty Wrongs. Au fil de ces chansons acoustiques et mélancoliques, on n’a cessé de découvrir une élégance et une sensibilité que les chapitres précédents n’avaient que rarement laissé transparaître.
Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Jody Stephens : Luther et moi nous connaissons depuis très longtemps. Nous nous sommes rencontrés au début des années 1990, peu de temps après que John Fry m’a engagé pour travailler aux studios Ardent, à Memphis. Je prenais contact avec des artistes qui seraient susceptibles de venir enregistrer dans ces studios et c’est comme ça que j’ai croisé Luther pour la première fois, quand il faisait encore partie des Freewheelers. C’est Gary Gersh qui était directeur artistique chez Capitol puis chez Geffen qui m’a parlé de lui. C’est également par son intermédiaire que j’ai découvert les Posies, à peu près au même moment. Mais ce n’est que bien plus tard, au milieu des années 2010, que nous avons commencé à écrire des chansons ensemble.
Qu’est-ce qui vous en a donnée l’envie à ce moment-là ?
Jody Stephens : C’était à l’occasion d’une projection publique du documentaire sur Big Star, Nothing Can Hurt Me (2012). Les organisateurs m’avaient demandé de venir jouer quelques titres et j’ai demandé à Luther de m’accompagner. Nous étions dans la voiture, juste après la projection, et Luther m’a proposé de prolonger l’expérience et d’écrire des chansons avec lui. Connaissant son talent, ses références et sa personnalité, je savais que nous partagions le même état d’esprit. J’ai trouvé que c’était une bonne idée. Il s’est montré très encourageant et très dynamique : c’est ce qui a rendu la collaboration très agréable et très facile.
Est-ce que tu avais continué à écrire des chansons entre la fin des années 1970 et cette période plus récente ?
Jody Stephens : Le songwriting n’avait jamais occupé une place considérable dans mes activités musicales, même dans les années 1970. Il y avait eu quelques tentatives épisodiques. J’avais écrit quelques titres avec Van Duren à la fin des années 1970 mais sans que cela aboutisse à grand-chose de concret. Pendant longtemps, j’étais éloigné de tout ce monde. J’ai rencontré ma femme en 1983, nous nous sommes mariés en 1987, j’ai repris mes études de marketing. J’ai joué dans un groupé à cette époque – des reprises et quelques compositions originales – mais c’était plutôt un loisir. Personne n’avait véritablement l’intention d’aller plus loin. Donc, oui, j’avais complètement arrêté d’écrire et je n’y avais plus jamais repensé jusqu’à ce que Luther me le propose.
Luther Russell : Tu avais tout de même cosigné deux ou trois titres entre temps avec Jon Auer pour In Space (2005) de Big Star. Ou avec Gary Louris. Fear Of Falling de Golden Smog notamment, qui est vraiment une bonne chanson.
Jody Stephens : Oui, c’est vrai. En 2005, Jon Auer et moi avions passé quelques matinées ensemble pour composer ces morceaux. C’était de très bons moments. Mais, en dehors de ces quelques exceptions ponctuelles, j’avais totalement renoncé à l’écriture.
Luther Russell : Quand on nous a demandé d’animer la projection du documentaire, il a fallu élaborer une liste de morceaux que Jody pourrait chanter – et pas uniquement accompagner à la batterie. Mon premier réflexe a été de reprendre toutes les chansons de Big Star qu’il avait interprétées à l’origine. Il n’y en a pas énormément. Way Out West, bien sûr. For You, February’s Quiet. Et puis Fear Of Falling de Golden Smog. En regardant cette liste, je me suis dit : « Merde ! Il a tout de même composé de sacrées chansons ! » Il m’a semblé parfaitement logique de lui proposer d’en écrire quelques-unes de plus à ce moment-là. En revanche, je n’avais absolument pas conscience de la richesse et de la profondeur de ce filon : nous en sommes au troisième album – et très bientôt au quatrième – et je suis de plus en plus surpris que personne n’ait pensé à solliciter Jody davantage plus tôt, compte-tenu de la richesse de son inspiration.
Comment vous êtes-vous organisé concrètement pour vous répartir le travail à distance – Luther étant à Los Angeles et Jody à Memphis ?
Luther Russell : Le point de départ était assez simple : Jody écrivait les textes et je composais. Assez vite, le processus est devenu de plus en plus démocratique : nous avons mis toutes nos idées en commun. Jody a proposé des mélodies, j’ai rédigé quelques textes et nous essayons de mélanger tous ces éléments pour que les chansons soient les meilleurs possibles.
Au départ, aviez-vous en tête une idée assez précise du son commun aux trois albums où l’on retrouve une trame acoustique, plutôt folk ?
Luther Russell : C’est advenu assez naturellement. Le point de départ des chansons est souvent le même : des accords sur une guitare douze-cordes, une mélodie et des harmonies vocales. Un peu à la Simon & Garfunkel. Et puis, nous travaillons à partir de cette première trame en ajoutant – ou pas – des éléments supplémentaires. Jody joue de la batterie sur certains titres. Si c’est le cas, nous essayons de trouver une ligne de basse. Parfois, nous avons une idée d’arrangement un peu plus élaboré. Mais, souvent, il est préférable de ne pas surcharger les versions les plus épurées.
Vous semblez aussi avoir quelques références en commun qui vous ont servi de point d’appui. La pop classique des années 1960, et notamment les Beatles. Jody, est-ce que tu fais partie de ces très nombreux adolescents américains qui ont vécu une révélation le 9 février 1964, au moment du premier passage des Beatles au Ed Sullivan Show ?
Jody Stephens : J’ai découvert les Beatles un peu avant, grâce à mon voisin. Il avait acheté Meet The Beatles ! (1963) au moment de sa sortie et il nous avait invité chez lui, mon frère Jimmy et moi, pour l’écouter. J’étais donc déjà très impatient de les voir à la télévision en février 1964. J’étais fou de joie. On écoute tous de la musique pour qu’elle nous procure des émotions, qu’elle nous transporte. Une chanson qui remplit sa fonction doit vous donner l’impression de voyager loin de votre quotidien, vous permettre d’échapper à votre état d’esprit du moment pour vous rendre euphorique. C’est ce qu’ont réussi à accomplir les Beatles. C’était génial qu’ils publient deux albums par an à cette période – parfois même trois – parce que cela nous donnait une raison de vivre, un événement à attendre à chaque fois. Il nous fallait notre dose régulière de Beatles. Et puis, cela nous procurait également le sentiment d’appartenir à une communauté et c’est ce que nous recherchions tous.
On retrouve souvent ce même équilibre entre euphorie et mélancolie dans vos chansons.
Jody Stephens : Oui, c’est ce qui fait le charme de l’existence. Nous aimons tous éprouver un peu de mélancolie de temps en temps. C’est un charme auquel Luther et moi sommes évidemment sensibles.
Luther Russell : Quand on écoute A Hard Day’s Night (1964), le contraste est déjà évident. Il y a des chansons où transparaît cette euphorie que Jody évoquait à l’instant – A Hard Day’s Night, Tell Me Why – et d’autres beaucoup plus mélancoliques – I’ll Be Back, Things We Said Today. Tous les grands albums avec lesquels nous avons grandi possèdent un peu de cet équilibre entre l’extase, l’excitation d’un côté et l’apaisement ou la mélancolie. Et pas uniquement ceux des Beatles. Chez les Stones, on trouve à la fois Ruby Tuesday et Let’s Spend The Night Together. Même sur les albums de Led Zeppelin, il y a des décharges d’énergie extrêmement puissantes et des passages beaucoup plus tristes. Nous avons tous grandi dans cet univers d’oppositions et de contrastes musicaux.
Sur votre dernier album Holiday Camp, Paper Cup témoigne aussi de la présence d’influences presque soul – plus Motown que Stax en l’occurrence, désolé pour Memphis.
Jody Stephens : Pas de problème, j’accepte le compliment ! Motown, c’est génial aussi. C’est une chanson que nous avons composée pendant le confinement. Comme tout le monde, c’est une période pendant laquelle j’avais beaucoup moins de contacts avec l’extérieur. Je suis sorti de chez moi à une ou deux reprises pour aller récupérer une ordonnance à la pharmacie et, à chaque fois, j’ai été témoin de scènes assez violentes d’abus verbaux, au cours desquelles des couples se disputaient : une femme qui engueulait son compagnon ou l’inverse. Je suis ressorti de là en me félicitant de la chance que j’ai de vivre une relation parfaitement harmonieuse et apaisée avec ma femme. Luther a cette même chance également. C’est ce qui m’a inspiré les paroles de cette chanson qui peuvent être interprétées comme une tentative de soutien à tous ceux qui sont engagés dans une relation toxique. Peut-être pour les encourager à en sortir. C’est Luther qui a décidé de la coloration musicale que tu évoquais et de ce rythme particulier qui peut rappeler certains titres des Supremes, en effet.
Luther Russell : Je considère que c’est vraiment une chanson de Jody. Quand il m’a envoyé les paroles et la mélodie, je n’ai quasiment pas eu à réfléchir au reste : j’ai immédiatement eu l’intuition de ce que devait être la version finale du morceau. C’est assez rare pour être souligné. Nous avons ajouté très peu d’éléments en studio.
Jody Stephens : On a demandé à Mitch Easter de passer pour rajouter quelques notes de glockenspiel. C’était sympa.
Luther Russell : Toutes les occasions sont bonnes pour demander à Mitch Easter de passer en studio !
Les harmonies vocales m’ont semblé plus complexes sur Holiday Camp que sur les deux albums précédents. Notamment sur une chanson comme Always The Rainbow.
Luther Russell : Il me semble que c’est une des seules chansons que nous interprétons entièrement à deux voix. Une fois que la mélodie était en place, j’ai essayé de trouver l’harmonie qui me semblait la mieux adaptée, la plus logique. Si elle te semble plus complexe ou plus ésotérique, c’est sans doute parce que les accords eux-mêmes sont plus étranges que d’habitude. Il y a un côté mystique dans cette chanson que j’aime bien. Je crois que, dans nos esprits, nous voulions qu’elle sonne un peu comme Don’t Fear The Reaper de Blue Oyster Cult.
Jody Stephens : Pat Sansone a eu la gentillesse d’y ajouter une partie de Moog. Un peu de mellotron aussi, je crois. Cela a renforcé le côté hypnotique.
Vous avez enregistré ces albums dans les studios Ardent. Vous avez même utilisé la guitare de Chris Bell que son frère vous a prêtée sur Holiday Camp. Est-ce que ce contexte matériel, ce lien avec le passé est important à vos yeux ?
Luther Russell : Quand nous enregistrons dans les studios Ardent, nous utilisons les instruments qui s’y trouvent – je ne peux pas apporter beaucoup de choses depuis Los Angeles, en dehors de ma guitare douze-cordes – et la connexion avec le passé s’impose d’elle-même. Jody joue sur la même batterie qu’à l’époque de Big Star. Certains des amplis n’ont pas bougé depuis cinquante ans. Quand nous avons eu besoin d’une guitare, la seule qui était disponible, par chance, c’était la Rickenbacker 330 de Chris Bell que Jody a le privilège de pouvoir utiliser. C’est une source d’inspiration évidente mais, avant-même de penser à la dimension symbolique, ce sont surtout des instruments qui sonnent incroyablement bien.
Certaines des paroles de Brother My Brother m’ont évidemment évoqué Big Star : « We didn’t fit like a glove/But we found common ground. » Est-ce que c’est une référence aux relations entre les membres du groupe ?
Jody Stephens : Ça aurait pu, oui. Mais, en l’occurrence, c’est un texte qui évoque vraiment mes relations avec mes frères. Mon frère aîné, Jimmy, avait deux ans de plus que moi. Et David, mon cadet, en avait sept de moins. C’est comme s’il avait grandi avec deux paires de parents : les géniteurs d’un côté et Jimmy et moi de l’autre. Il y avait de l’amour, bien sûr. Mais Jimmy et moi avons grandi sans vraiment prêter attention à David. Tant et si bien que, à un moment, il a décidé de rompre avec le reste de la famille et de ne plus nous donner de nouvelles régulières. Nous n’avions pas du tout les mêmes opinions ni les mêmes points de vue sur le monde. C’était un très grand gaillard d’1,94m. Il a contracté une hépatite C dont il a fini par mourir il y a quelques années. Mais, pendant toutes ses années de lutte avec la maladie, j’ai ressenti énormément d’admiration pour son courage et son énergie. C’est une chanson d’hommage à David.
Comment envisages-tu la séparation, dans ton emploi du temps, entre Those Pretty Wrongs et les concerts commémoratifs en l’honneur de Big Star ?
Jody Stephens : Pour ce qui est de Those Pretty Wrongs, je m’astreins à une discipline quasiment quotidienne. Je n’avais jamais chanté autant dans ma vie : je dois faire des exercices vocaux tous les jours pour rester au niveau. Pour ce qui est de Big Star, quand les dates de concerts s’approchent, je me contente de réviser quelques exercices à la batterie en me repassant les vieilles chansons, une heure par jour, cinq jour par semaine. Je dois dire que je déteste m’entraîner à jouer de la batterie : c’est un effort solitaire et assez ingrat. Mais je suis obligé de m’imposer cette discipline : la batterie est un instrument qui exige une forme physique importante. En revanche, j’adore les interactions avec les autres musiciens, que ce soit celles avec Luther ou celles avec tous les musiciens qui participent aux concerts d’hommage à Big Star. Une fois, j’ai accompagné Brendan Benson sur scène au Ryman Auditorium de Nashville et, à la fin du concert, quelqu’un m’a dit que j’avais apporté bien davantage que mon passé. C’est le plus beau compliment que l’on puisse me faire parce que c’est exactement ce que je recherche. J’essaie vraiment de ne pas me reposer sur ce que j’ai pu faire il y a très longtemps.