Lorsqu’en 1982 Paul Weller décide de saborder The Jam alors au sommet de sa gloire, il laisse une nation orpheline. Car depuis la toute fin des années 1970, il est bien plus qu’une simple pop star. Il est devenu, même s’il aime à s’en défendre, le porte-parole de toute une génération. Lui seul est parvenu à ce point à traduire un quotidien morose pour mieux le transcender. Engagé, exalté, il est un jeune homme modèle et respecté. Pour ses chansons. Ses opinions. Ses prises de position. Il incarne le mythe de celui qui a réussi, un working class hero auquel tout le monde rêve de ressembler. Mais c’est avec suspicion que l’on guette outre-Manche la suite de ses aventures. D’autant que le principal intéressé clame haut et fort qu’il veut donner libre cours à de nouvelles aspirations. Que traduit le nom qu’il a choisi pour tenter de les concrétiser, The Style Council, un nom à des années lumières de ses origines prolétaires… À ses côtés, il a embarqué Mick Talbot, une vieille connaissance, alors membre de The Bureau (des dissidents de Dexys Midnight Runners), organiste accompli, acteur mineur du revival mod au sein de The Merton Parkas et collaborateur occasionnel de The Jam – pour la reprise de Heatwave enregistrée sur l’album Setting Sons et lors de deux concerts londoniens en 1980.
Pour Weller, l’idée de base est d’une clarté absolue : les deux compères forment le noyau dur du projet et ils feront appel à divers collaborateurs, chanteurs ou musiciens, afin de pouvoir matérialiser leurs appétences. “Je voulais échapper à la rigidité imposée par une formation définie”, confesse alors Weller. C’est ainsi que le tandem a envisagé ses premiers singles et son album inaugural, Café Bleu. Ce dernier marque une certaine rupture avec le récent passé de l’ex-leader de The Jam. D’ailleurs, sur les treize chansons, il n’en chante que six. Il en a offert une à Tracey Thorn, d’Everything But The Girl. D’autres sont entièrement instrumentales. En fait, il matérialise, plus que dans toutes ses œuvres précédentes réunies, ses immuables aspirations mod. Il pioche à droite, à gauche (surtout à gauche) pour réaliser une musique originale, mélange classieux de pop et de jazz, de funk et de rap. Il a aussi tourné le dos à son anglicité. Il fume des Gitanes et enregistre à Paris. Il veut se défaire du personnage qu’il a lui-même grandement contribué à créer. “Plus jeune, j’aspirais à être patriote. Mais ce n’est plus possible aujourd’hui… Comment peut-on voter pour Thatcher ? Comment peut-on soutenir la guerre des Malouines ?”, déclarait-il dès 1983. Il n’empêche… Weller est toujours concerné par l’état de son pays. Exaspéré par la politique économique menée par un gouvernement qu’il hait. Alors, si les chansons qu’il imagine s’éloignent à chaque fois un peu plus de la pop sous amphétamines de ses débuts, son message n’en reste pas moins vindicatif. Et dissimulé sous des arrangements chatoyants, encore plus subversif, à l’instar de Shout To The Top, single réalisé en octobre 1984 et qui sur fond de cordes diluviennes et d’un piano sautillant en hommage au Philadelphia Sound, épingle le monde du patronat.
Ainsi est The Style Council, dont l’apparente futilité – costumes taillés sur mesure, vidéos inoffensives et plus généralement, imagerie toujours chic – sert de trompe l’œil à sa combativité. Malgré le mécontentement de fans purs et durs qui ne cessent de crier à la haute trahison, le groupe triomphe. Et multiplie les tournées. Tant et si bien que le tandem originel accueille de nouveaux compagnons de route. Au fil des mois, il semble évident que le jeune batteur surdoué féru de jazz, Steve White, a toutes les compétences pour parvenir à matérialiser les lubies rythmiques de ses mentors. Et que la sublime Diane Shelly, alias Dee C Lee, que Weller a remarquée la première fois à Top Of The Pops comme choriste de Wham!, a un chouette rôle à jouer, avec sa voix aussi cajoleuse que chaleureuse. Alors, la joyeuse troupe s’attaque à l’enregistrement d’un deuxième album dès février 1985, dans le studio situé en plein centre de Londres que Paul a acheté deux ans plus tôt et rebaptisé Solid Bond. Sans contrainte de temps ni d’argent, les deux hommes échafaudent ainsi ce qui va être leur grand œuvre. Un disque intrépide, où ils continuent de surfer sur les divers styles qui leur tiennent tant à cœur. Ils se foutent des bienséances. Comme lors du premier épisode, c’est à Mick Talbot que revient l’honneur d’interpréter le morceau d’ouverture, un Homebreakers habillé de cuivres tristes et d’un orgue lancinant, alors qu’en clôture, Walls Come Tumbling Down rappelle les plus belles heures de la northern soul, mais une northern soul furieuse et engagée. Entre temps, The Style Council a flirté avec la bossa nova, comme sur le languissant All Gone Away ou le délicieux With Everything To Lose, qui se métamorphosera l’année suivante en Have You Ever Had It Blue? pour les besoins de l’adaptation cinématographique ratée du cultissime roman de Colin McInnes, Absolute Beginners. Bien sûr, Weller n’a rien perdu de son magnétisme pop, et l’impeccable Luck ou le tourbillonnant A Man Of Great Promise en sont deux preuves inéluctables. Sûr de son talent, il se permet de signer un magnifique et troublant A Stones Throw Away pour lequel il est uniquement accompagné de cordes élégantes. Avec Boy Who Cried Wolf, il pose déjà les bases d’un r’n’b futuriste, tandis que The Lodgers, lancé par la voix impeccable de Dee C Lee et chanté en duo, renoue avec l’esprit des ballades souveraines dont on croyait seuls capables The Chi-Lites ou The Isley Brothers.
Sous une pochette qui dévoile toutes les obsessions des deux lascars – The Beatles et Alain Delon (avant The Smiths, soit dit en passant), Sly Stone et Le Prisonnier, Otis Redding et Brigitte Bardot, le cyclisme et le cinéma, entre autres –, Our Favourite Shop voit le jour en juin 1985 et se hisse directement à la première place des charts britanniques. Mieux, avec ce disque – mais aussi avec le succès de Shout To The Top, qui sera d’ailleurs à l’époque inclus sur la version française de l’album et figure ici même parmi les nombreux bonus –, le groupe séduit le Vieux Continent. Une revanche de plus pour l’insulaire Weller. The Style Council est à son zénith. Même si, artistiquement, il signera ensuite quelques grands coups de génie – jusqu’à enregistrer l’un des premiers albums de house blanche, en 1989, un chant du cygne qui restera dans les tiroirs pendant neuf ans. Mais cette réédition permet aussi de rappeler que ce groupe, trop souvent vilipendé par ceux qui n’ont jamais daigné l’écouter (ces adeptes du “c’était mieux avant”), a conçu l’un des rares disques à avoir su associer avec autant de morgue et de maestria musique et politique, évoquant avec une intelligence rare des sujets plus que jamais d’actualité aujourd’hui, du racisme tristement ordinaire au chômage, de l’engagement social aux répressions ensanglantées. Our Favourite Shop ? Une œuvre Internationalists.
Paul Weller… Pas assez reconnu, limite sous estimé…;-))
Bravo pour ce « coup de chapeau ».