« J’trouve pas mes mots »
C’est peu dire que la musique de Taulard aura permis ma renaissance à la musique à un moment où j’étais bien perdu. C’était il y a quelques années, dans un caveau du centre de Nantes, où j’avais atterri au détour d’un séjour de vacances. Le hasard avait voulu que je lise quelques lignes enthousiastes au sujet du groupe, celles de Rod Glacial chez Vice pour être précis. Bingo, ils jouaient tout près de notre maison échangée. Le tranchant de leur musique m’avait alors ébloui, une illumination en bonne et due forme. Je n’en pouvais plus des guitares, il n’y en avait pas une seule, ils utilisaient cet orgue tournoyant et accueillant. Je bloquais sur l’anglais, ils déployaient une poésie nouvelle à mes yeux, des choses très simples, très belles, sans fausse pudeur, droit dans les yeux. Je ressentais chez moi une sorte de réaction, un retour ennuyeux à la virtuosité, un immobilisme de poses sonores, une vacuité du propos, Taulard remettait au centre des débats l’expression, l’énergie, la simplicité. Fermer les yeux, trouver du sens, de l’émotion et danser : cette musique est physique. Ils étaient jeunes, ça jouait fort, il faisait bon dans cette petite foule agglutinée, quelque chose se passait, enfin.
En rentrant, j’avais aussi retrouvé l’envie d’écrire sur ce que j’avais vu et entendu, pas des communiqués de presse, des biographies, des posts, comme j’en enchaînais depuis 10 ans. Un texte spontané pour leur envoyer, pour leur exprimer ma joie. J’ai trouvé un blog qui semblait être le leur, et dans les commentaires, j’ai copié-collé ça, comme une offrande maladroite : « Si j’écrivais dans un journal, j’aurais écrit ça de vous, merci pour cette parenthèse enchantée d’hier soir à Nantes. Bravo ! On dit parfois l’âge de la jeunesse ingrat. Et pourtant… De temps en temps, une étincelle nous rappelle qu’elle peut capturer le présent sans forcément parier sur l’avenir, écrire l’histoire plutôt que l’apprendre dans les livres et les magazines, jouer mais pas singer, s’exprimer sans communiquer, être de son temps en oubliant les codes balisés de l’époque… Dans ce caveau de Nantes, hier soir, c’est ce que le groupe Taulard a prouvé en lançant au visage de son petit public des mots simples et précis, des sous-bassements rythmiques énergiques et des plages hypnotiques de synthé cheap. De ce petit chaos nait une alchimie qui met à nu une poésie urbaine affutée comme un cran d’arrêt (« fuir », « reste », « faux pas », « impasse ») et des refrains qui claquent comme des gifles lancées à ces contemporains. Ce groupe joue, sans retenue, une musique qui tutoie des fantômes qu’il ne soupçonne sans doute pas et explose son étiquette étroite (synth-punk) pour l’amener sur les territoires d’une chanson inédite, spontanée, racontant les romances froides du quotidien d’une partie de la jeunesse, et qui mérite un public plus grand encore. Mais Taulard est déjà grand. Ici et maintenant. » J’ai découvert dans la foulée, leur album Les Abords Du Lycée, acheté sur place pour « offrir » à ma compagne, un disque qui capturait à merveille leur essence, droite et efficace, puis guetté les participations du chanteur, notamment au groupe Yves Bernard (où il se mettait en retrait, volontairement), ses apparitions sous le nom Archet Cassé… J’en sortais à chaque fois plus convaincu…
Six ans ont passé maintenant, et le monde aussi. Comme une bonne nouvelle complètement imprévue, le groupe grenoblois a remis ça, un nouvel album, Dans la plaine, tombé du ciel ensoleillé mais plombé de cette deuxième semaine de confinement général. Tout ce qui faisait leur charme est là, sans retenue : avec son phrasé si personnel, et ses mots de tous les jours, ce léger accent sur les « r », Josselin Lartaud (dont le nom en verlan donne…) rebondit sur la musique de son groupe, en vitesse, comme on fuit tous ensemble un danger dans la rue, la nuit, à moitié rigolards, à moitié trouillards. Des chansons cavalées sur distance courte, dévalées en tempos rapides, entrainants, des ballades enivrantes (comme Les hauts plateaux, fantasme absolu en ce moment), avec de légers détails de studio qui rappellent sans doute leur amour du reggae (Mon embarras, et son décrochement dub), des sonorités plus étranges qui font bouger les lignes de leur orgue (sur Fomo), et on reste pantois devant leur talent, si modestement inscrit dans un genre (punk) trop étroit pour eux. Avec peut-être aussi, cette confirmation que Josselin est un parolier rare, avec son étrange façon de donner vie à ces mots, de pousser sa voix, de la faire dérailler, de placer ses syllabes dans le rythme (l’étonnant faux plat d’Apparences) : avec lui, brailler devient tout un art. Il se fait prudent (« baragouiner baragouiner être comme paralysé il y a quelques trucs sur lesquels je bute qui me font flipper »), pourtant l’intensité de son interprétation laisse peu de place au doute, il fait de l’expérience de Taulard une rencontre avec un souffle vital. Illumination, je vous disais.