Si les fans de Sonic Youth devront encore patienter jusqu’en octobre pour pouvoir se ruer sur Sonic Life – l’autobiographie de Thurston Moore dont on imagine qu’elle recèlera des trésors de propos érudits sur la musique -, ceux-ci peuvent depuis quelques jours se délecter du premier album live officiel de leurs idoles. Depuis la fin du mythique groupe de noise-rock new-yorkais en 2011 – consécutive à l’inimaginable séparation du couple Thurston Moore / Kim Gordon -, on aurait pu penser que la messe était définitivement dite pour cette formation légendaire née en 1981. Alors qu’aujourd’hui Kim Gordon s’épanouit dans son projet Body/Head, que Lee Ranaldo et Thurston Moore naviguent en solo, que Steve Shelley a rejoint les Bush Tetras et que Mark Ibold s’éclate à nouveau avec Pavement, nous avions fait notre deuil du groupe. Il nous restait quand même la bagatelle de 16 albums studio – sans compter la pléthore de EP et de singles – pour nous consoler. Nous n’avions néanmoins pas pas boudé notre plaisir lors de la sortie du EP In/Out/In, publié discrètement en 2022, disque qui contient de sidérants morceaux de bravoure expérimentaux comme Social Static et des riffs au sonorités extra-terrestres comme l’étonnante Machine. Mais personne ne s’attendait à ce qu’un album live entier émerge du néant. Et il s’agit vraiment d’une très bonne surprise, à double titre.
Tout d’abord parce que Sonic Youth, contrairement par exemple à The Cure, n’ont jamais été coutumiers de la publication d’enregistrements live. Ensuite, parce qu’avec ce concert de haute volée, donné a Brooklyn en 2011, le combo d’Hoboken avait proposé une setlist extrêmement pointue, piochant abondamment dans le fond du catalogue, exhumant nombre d’anciens titres rarement joués sur scène – comme les mirifiques Brave Men Run, Death Valley 69, Ghost Bitch et I Love You All the Time (Bad Moon Rising 1985), Kill Your Idols (ST 1983), Tom Violence (Evol 1986), Inhuman (Confusion is Sex, 1983), ressuscitant contre toute attente leur période la plus radicalement no-wave.
Comment ne pas trouver admirable qu’un groupe sache encore surprendre son auditoire après 30 ans de carrière et puisse prendre un malin plaisir à ne pas donner au public ce qu’il attend ! Se payer le luxe de ne pas jouer des tubes comme Schizophrenia, Bull in the Heather, The Diamond Sea, Kool Thing, Teenage Riot, Silver Rocket, Stones, Kissability, Sunday, et malgré cela donner un concert d’exception, voilà qui est l’apanage des grands groupes. On ne trouve dans ce live aucun titre du pourtant quintessentiel Goo (1990) ni non plus de l’important Washing Machine (1995), sans que cela n’altère le moins du monde la qualité de la setlist.
Revenant sur ce concert, Steve Shelley a fait la genèse de cette setlist surprenante: « Ce show était le point culminant d’une série de concerts d’été en plein air à New York, qui a commencé en 1992 avec la SummerStage à Central Park, lorsque nous avons joué avec Sun Ra. Pour celui au bord de l’eau à Williamsburg [quartier new-yorkais situé en bordure de l’East River, entre Brooklyn et Manhattan], j’ai écrit la liste des morceaux à présenter au groupe et il y en avait beaucoup que nous n’avions pas joués depuis un moment, donc je n’étais pas sûr que tout le monde aurait envie de les interpréter. Après m’être inquiété de ceux que les autres pourraient accepter ou refuser, j’ai jeté ces inquiétudes par la fenêtre et j’ai simplement dressé une liste de titres qui, selon moi, feraient un bon set. Nous avons répété la semaine du concert dans notre local d’Hoboken pour mettre tout cela en place. D’abord, nous nous sommes assurés que nous avions une guitare accordée à chaque chanson, puis nous avons tenté de nous souvenir de l’arrangement, de tout assembler, parfois en réapprenant mesure par mesure. Au final, je pense que toute la liste a été retenue. Dès 1986 et 1987, nous avons cessé de jouer régulièrement Death Valley 69 et Brave Men Run. Nous avions tellement envie de jouer de nouveaux morceaux que les anciennes étaient mises en retrait, jusqu’à ne plus être jouées pendant des années. Ce soir-là, à Brooklyn, beaucoup de ces morceaux ont été dépoussiérés et joués pour ce concert. Ce fut donc un événement très spécial avec une setlist très spéciale. » (traduction Matthieu Choquet/ Mowno)
Malgré ces choix audacieux on retrouve toutefois dans la setlist quelques valeurs sûres comme la superbe Kotton Krown (Sister, 1987), la très efficace Starfield Road (Experimental Trash Jet Set and No Star, 1994) ainsi que les fabuleuses Sugar Kane et Drunken Butterfly (Dirty, 1992), interprétées ici avec une force stupéfiante, et quelques titres comme Sacred Trickster ou Calming the Snake particulièrement abrasifs, pour ne pas dire incendiaires, issus de The Eternal (2009), album que j’avais personnellement quelque peu négligé mais que ce nouveau disque live m’a permis de redécouvrir. What We Know, également tiré de The Eternal montre un Lee Ranaldo au mieux de sa forme, aussi habité que sur Eric’s Trip, jouée en début de set. On exulte aussi de retrouver en fin de concert, la très inattendue Psychic Heart, titre génial issu du premier et formidable album solo de Thurston Moore, sorti en 1995.
Le concert se clôt avec une très impressionnante interprétation d’Inhuman (Confusion is Sex,1983), morceau joué avec une incroyable conviction et qui se termine dans un pandémonium jubilatoire d’une rare intensité.
Admirablement bien enregistré, mixé et masterisé, ce Live in Brooklyn rend in fine très bien justice aux qualités exceptionnelles de Sonic Youth sur scène. A son écoute, me sont revenus de précieux souvenirs de concerts passés : une version magique de The Diamond Sea en 1996 ainsi que de Skip Tracer, au Printemps de Bourges, lors de la tournée de Washing Machine, l’interprétation de Sunday à Stockholm en 1998 après la sortie de A Thousand Leaves, sans parler du concert de folie en 2007 à la Route du Rock de Saint-Malo où les new-yorkais avaient repris l’intégralité de Daydream Nation, assurant même un rappel épique de 5 titres, pied au plancher. Ce nouveau disque, étonnant par sa fraîcheur et son éclat fait prendre la mesure de la qualité et de la vastitude du répertoire du groupe, dont aucun des concerts ne ressemblait jamais à un autre, où tout pouvait arriver, ou le plaisir de jouer ensemble était pour le groupe toujours à son comble et terriblement communicatif.
Avec ce live à Brooklyn, j’ai retrouvé tout ce que j’ai aimé du groupe sur scène : cette urgence, cet investissement corps et âme dans leur musique, cette radicalité esthétique hostile à tout compromis, cette vitalité surabondante, cette capacité hors du commun à sculpter des formes dans le bruit et en extraire de l’or, cette synergie magique entre musiciens surdoués, refusant de s’endormir sur leurs lauriers. Et que dire de leur son unique, de la beauté des distorsions de guitare de Thurston Moore et de Lee Ranaldo, jumeaux soniques toujours en parfaite symbiose, du groove prodigieux et unique de Steve Shelley, du charisme vocal et de la solidité de la basse de Kim Gordon, appuyée ici par le très bienvenu Mark Ibold !
En parcourant au hasard un livre de Karl Kraus alors que j’écoutais le disque, je suis tombé sur cet aphorisme se rapportant à l’acte d’écrire, mais qui ne pourrait pas mieux correspondre à ce que la musique de Sonic Youth a donné à sentir à ceux qui les ont vus sur scène : « On doit à chaque fois écrire comme s’il on écrivait pour la dernière fois. Dire autant de choses que si l’on faisait ses adieux, et les dire aussi bien que si l’on faisait ses débuts. »