Je n’ai jamais su pourquoi cet endroit s’appelait Le Magique. Car de magique, il n’y avait guère que les petites pilules hilares qu’on pouvait y acheter au-dessus de la cabine du DJ qui méritaient ce nom. Mais cela sonnait bien, c’était comme une promesse au milieu de cette non-zone de parkings, de feux rouges, de câbles téléphoniques et électriques située à la frontière entre ma ville et la ville – Grenoble –, entre ma jeunesse et ce qui arrivait, un peu trop vite. Un carrefour traversé de lignes dont on ne savait d’ailleurs pas trop où elles pouvaient mener, mais que j’étais prêt à suivre, à n’importe quel prix.
On accédait au club par un escalier extérieur en métal qui résonnait sous nos pas, et séparait bien l’endroit du reste de cette vieille bâtisse métastasée d’extensions que l’on avait thématisé à l’adresse des étudiants qui fréquentaient les lieux – le Banana Café, ce genre. Ensuite, il fallait redescendre à l’intérieur, longtemps, et au fond de cette matrice, celle de nos rêves d’ailleurs, le monde n’existait plus.
Ce jeudi soir de septembre 1991, ma sœur et moi avions rendez-vous avec Christophe et Nector, dont les familles vivaient en voisins dans une petite résidence à 200 mètres du club, de l’autre côté du parking de l’hypermarché qui alimentait cette banlieue sage tassée entre l’Isère et les falaises du Vercors. Daniel et sa sœur Nadine aussi étaient là pour nous accueillir. Je l’aimais bien, Nadine. Sa blondeur espagnole et son nez retroussé me faisaient penser à Robin Wright dans Les Anges de la nuit, que nous étions tous allés voir pendant l’été. Et puis elle avait un caractère de cochon, et l’air déterminé de ces filles qui sont nées dans le mauvais quartier de la mauvaise ville, et qui le savent. Elle ne nous accompagnait pas ce soir-là. Son idole s’appelait Jean-Jacques Goldman, chantait des chansons de jeune vieux, et elle n’avait jamais entendu parler de The Wake et The Field Mice, que nous allions voir jouer. Nadine n’aurait de toute façon pas pu entrer au Magique : elle n’avait pas 16 ans.
Je ne possédais moi non plus aucun disque de l’un et de l’autre groupe, pas encore, mais je savais tout de Sensitive, le 45 Tours « aux pingouins » de The Field Mice sorti deux ans plus tôt, que mes camarades et moi avions pris comme un coup de marteau sur la tempe. Et dont la pièce montée de guitares distordues m’avait littéralement nourri des semaines, à en perdre l’appétit. Quelque chose avait cliqué en moi, comme si quelqu’un avait allumé la lumière. Les Smiths avaient ouvert la fenêtre de ma chambre, mais avec Sensitive, il faisait enfin jour. Les mots simples de Bobby Wratten y évoquaient la malédiction qui frappe ceux dont les sentiments dépassent des manches comme des as de cœur au grand poker de la vie (My feelings are hurt so easily / That is the price that I, I pay / The price that I do pay /
To appreciate / The beauty they’re killing), variation âpre sur le thème, éternel, du I just wasn’t made for theses times de Brian Wilson ; et les guitares naïves qui s’empilaient pendant près de 2 minutes 30 à la fin de la chanson, fouettées par la caisse claire d’une boîte à rythmes dont la régularité mécanique avait quelque chose de curieusement humain, ricochaient sur les parois internes de mon crâne comme des billes de verre dans le bol d’un robot ménager.
Avant de gagner l’entrée du Magique, de l’autre côté de la RN532, il fallait donc traverser le parking, désert à cette heure, d’un hypermarché. Slalomer entre quelques rangées d’arbres maigres comme des caddies de chômeurs et entre les petits abris où étaient garés les chariots. Nous étions un peu en avance, et je ne sais plus qui a eu cette idée, mais en l’espace de quelques secondes, deux membres de notre petite équipée étaient assis dans des caddies, et propulsés à toute vitesse sur le bitume humide tandis que Christophe et Nector poussaient des cris de joie. Nous avions 20 ans, et nous avons tourné, tourné, manqué plusieurs fois de nous renverser, et tourné encore, comme des enfants que nous n’étions plus vraiment.
Passé le concert glacé de The Wake, je ne me rappelle plus combien de temps il a fallu attendre avant que Bobby, Annemari, Michael et les autres ne lancent l’introduction de Sensitive, pour ce qui devait être l’une des toutes dernières fois puisque The Field Mice allait donner son ultime concert deux mois plus tard à Londres. Et je ne me rappelle plus pendant combien de temps le groupe a étiré la fin de sa chanson, mais lorsqu’Harvey Williams a fait résonner les notes de son dernier motif de guitare, le plus déchirant, je n’étais plus là. J’étais dans ma chambre d’adolescent, le nez sur les genoux, gesticulant à m’en décrocher la tête. J’étais agrippé à m’en faire saigner les mains aux montants de métal d’un caddie de supermarché, la lune haute et la nuit tombée. Et comme Bobby, je savais que jamais, jamais personne ne pourrait m’empêcher de pleurer devant les beautés que le monde dans lequel j’allais à présent devoir vivre serait occupé à détruire.
Bonsoir Fred,
merci pour cet article qui m’évoque des souvenirs similiares mais, au regret de vous contredire, The Field Mice n’ont malheureusement PAS joué « Sensitive » ce soir la. J’en ai même la preuve.
J’y étais, venu de Lyon avec un ami, pour entendre spécialement cette chanson qui comme vous, m’avait mis comme « un coup sur la tête » en Octobre 1989 (lorsque j’avais acheté le single à la Fnac Bellecour, que j’ai toujours bien sur, sur les recommandations des Inrockuptibles)
La déception a été immense et l’est restée, même 30 ans après.
J’en ai la preuve car j’ai réclamé, hurlé, vociféré pendant le concert pour qu’ils la jouent, a tel point qu’Annemarie, en me dédicassant la set list (que j’ai toujours bien sur!) a écrit « Sensitive ?…non! ». Ces mots me font encore l’effet d’un coup de poignard, comme pour mieux solder le coup de marteau sur la tête.
Bien à vous. Francois