
A l’occasion du passage de Richard Thompson en France pour deux concerts rares – au Printemps de Bourges le samedi 19 et à Paris au Café de la Danse le dimanche 20 – quelques amoureux de son œuvre ont choisi d’évoquer l’un de leur titres favoris d’un répertoire qui s’étale sur plus d’un demi-siècle.
Une fois n’est pas coutume parlons de violence pure. Celle qui bien que sous-jacente en maints endroits dans l’œuvre de Richard Thompson peine à exploser vraiment.
D’aucuns décrivent A Sailor’s Life comme le vrai tournant de Fairport Convention, le moment ou la fascination pour l’Amérique s’estompe pour planter un drapeau nouveau sur les vieilles îles britanniques. Et pourtant il y a encore pas moins de trois adaptations de Bob Dylan sur Unhalfbricking, puis d’autres merveilles (Genesis Hall, Who Knows Where The Time Goes) mais la pièce centrale reste pour moi l’insurpassable chaos maritime de A Sailor’s Life. Thompson y déroule un véritable festival de tous ce qui fait sa grandeur mais cette fois c’est une effroyable tension qui mène à un rare déferlement de brutalité.
De l’intro en arpèges pleines d’échardes qui annonce déjà d’autres grands moments introductif (The Calvary Cross, un morceau qui va obséder Will Oldham jusqu’à West Palm Beach), Thompson ronge son frein, Sandy Denny déroule l’histoire (la complainte d’une femme de marin qui ne s’en est pas revenu, un classique du trad/arr) et il y a en fait deux guitares, celle de Thompson en enluminures nerveuses et à partir de 02 :25 celle de Simon Nicol en rythmique. Enfin on va dire ça, je n’ai pas le plan de travail de l’époque. A partir de 02 :25, on passe de la complainte à la rengaine, le motif va être répétitif, le violon de Dave Swarbick s’en mêle façon John Cale sorti d’une bergerie en feu, dans une ascension de plus en plus mordante. Et on va rester dans une sorte d’accord unique, avec plein de petites variations comme ça, jusqu’à ce que l’alarme sonne et que la panique s’installe. A 06 :35 précisément, l’océan commence à gronder et va tout dévaster. A 06 :58 la batterie, qui se contentait jusque-là de suivre sans trop marquer la scansion, arrive à la rescousse et quelque chose de l’ordre du riff se précise. Ce riff, vous allez le réentendre la saison d’après dans le Ohio de CSN&Y. Thompson saute partout mais un peu sur place, il monte à la vergue, tente de sauver l’essentiel, il est tendu et son jeu aussi. C’est un beau moyen d’échapper à la panique. Il convoque une lutte à mort mais presque fraternelle avec le violon, ça part en torsades comme des flammèches, c’est une des plus belles illustrations d’une esthétique de la pyromanie qu’on ait jamais entendu sur disque, Hendrix compris. Reste la dernière minute, comme une éclaircie où Thompson, épuisé à raison, ne va plus que tracer un motif presque impressionniste de quelques notes lumineuses et désabusées. On est à 11 minutes et 11 secondes, ce n’est pas un morceau ou un sauvetage en mer que vous venez d’écouter, c’est un miracle*. Enregistré en une prise, qui plus est. C’est bien simple, essayez chez vous, juste après : mettez All Tomorrow’s Parties du Velvet Underground et ayez l’étrange impression d’écouter un folk lunaire, onirique et presque contemplatif en comparaison.
Pour ceusses qui n’aurait ni le mal de mer, ni le vertige il faut aussi écouter une version de travail, primitive, encore plus brute et SANS le violon. On la retrouve sur le coffret Come All Ye, The first ten years (paru en 2017 chez Island/UMC). On y entend un déferlement pyroclastique d’assez haute volée, Thompson, comme en rou(t)e libre tente des choses et ne sait pas nécessairement où il va, mais dans cette recherche il est déjà cent coudées au-dessus des autres. Et si l’on y prête bien attention, on entend en filigrane qu’il aura non seulement une influence prépondérante sur les duels Verlaine / Lloyd chez Television mais aussi sur tous les grands chercheurs de la new wave, de John McGeoch à Robert Smith en passant par Keith Levene ou Geordie (Killing Joke). Et sur la fin on y entend aussi le minimalisme de Maurice Deebank (Felt) voire même Mark Hollis à son plus implosif.
C’est dire si le mot génie est faible pour décrire l’art de Thompson, qui nous en régale et nous fascine encore à ce jour.
A Sailor’s Life est paru en 1969 sur Unhalfbricking, le troisième album de Fairport Convention sorti chez Island
*Ou un sombre oracle s’il on considère que quelques mois plus tard, une voiture conduite par le batteur Martin Lamble (qui n’a pas démérité) et Jeannie Franklyn, la fiancée de Richard Thompson va faire une sortie de route tuant sur le coup ses deux occupants au retour d’un concert à Birmingham.