Avant l’avènement d’internet et les changements de mes pratiques de lecture, en gros, en 1997, l’année où j’ouvre ma boîte Hotmail, chaque nouvelle sortie en kiosque était examinée avec soin. C’est sans doute au détour d’une maison de la presse, d’un point presse de la gare de Belfort ou de Strasbourg, que je suis tombé sur Jade. Depuis Métal Hurlant et comme je ne suis pas très BD, ma règle était la même : lire entre les cases. En effet, c’est dans les pages consacrées au cinéma, à la littérature ou à la musique que je trouvais mon compte d’infos sur les disques, sur les livres et sur les films qui allaient compter. Jade, publié par une petite maison d’édition provinciale, avait le goût du fanzine bien fait, avec quelques rubriques qui préfiguraient l’effervescence d’internet et des blogs pointus : obsession des films perdus, chroniques de disques oubliés, niches graphiques… Mieux, on y trouvait les admirables photos d’Eddie Vee, des interviews de Philippe Dumez avec la crème des hurluberlus américains (Make-Up, Calvin Johnson…) et des marges françaises (Diabologum), et des chroniques pointues de Marie-Pierre Bonniol (Supersonic Jazz) et de Philippe Robert. Ce qui me passionnait le plus cependant était la rubrique tenue par Olivier Josso Hamel : des pleines ou des demi-pages dessinées qui compilaient chroniques et nouvelles sorties, voire annonces de concerts autour du rock. Digne héritier de cette façon originale de présenter la musique par le dessin, d’en parler en crayonnant, il reprenait ce que Métal et Rigolo (on y reviendra) avait tenté au milieu des années 80, et posait les bases de l’expression d’un Luz ou d’un David Snug sur la musique. Il rappelait surtout la très grande chronique tenue par Willem dans divers supports (Charlie Hebdo, Libé), Images, qui évoquait l’actualité visuelle et graphique en dessins. L’aventure d’Olivier s’est prolongée dans Ferraille, et c’est avec générosité qu’il nous détaille son histoire et celle de sa discipline : les Buzzcocks, les Cramps, Jean-Christophe Menu, Les Gories, Cleet Boris, Mr Quintron, Kevin Ayers, Yo La Tengo, Calvin Johnson, Winshluss, Bazooka… Ils sont tous là. Une vraie fête organisée par Salvador Dalí : « Everybody was there », aurait chanté Dan Treacy.
J’ai découvert ton travail dans Jade, fasciné par cette façon d’évoquer la musique, de la faire surgir de dessins et de textes entrelacés. D’où t’es venue l’idée de cette rubrique ?
Olivier Josso : « En mai 1991, à Rennes, Laure Del Pino et moi avons créé notre fanzine Brulos Le Zarzi. J’avais alors 23 ans, et à mes yeux seuls comptaient le rock’n’roll, la bande dessinée et le cinéma d’auteur. De fait, Brulos retranscrivait naturellement ces nourritures, avec une prédilection pour certaines amours musicales : dès le n° 0 y figuraient les Cramps et Johnny Thunders, auquel on rendait hommage puisqu’il venait tout juste de mourir. Dans le numéro suivant, je réalisais mon tout premier article entièrement manuscrit et dessiné, où je m’enflammais sur les Gories. J’avais découvert le groupe via leur fabuleux Houserockin’, acquis à l’instinct au vu de sa seule pochette. Une image aussi parlante ne pouvait qu’illustrer un rock’n’roll premier, tout près de l’os, et l’intuition fut plus que confirmée à l’écoute : c’est toujours l’un de mes disques préférés aujourd’hui. Originaires de Détroit, les Gories étaient alors annoncés à l’Ubu de Rennes, où la perspective de les voir jouer m’a galvanisé au point de souhaiter partager cette excitation en temps réel. J’ai donc écrit et dessiné un papier spontané, hyper enthousiaste, où j’explique à ma sauce qui est ce groupe alors totalement inconnu. Finalement, je n’ai rien exagéré : le concert qui a suivi fut fabuleux, et les Gories sont devenus une véritable légende. Demandez à Jack White : les White Stripes du début leur doivent tout. »
« Depuis l’enfance, j’ai ingurgité d’innombrables articles et chroniques, avec pour objets principaux bande dessinée et rock’n’roll, ou plus largement les arts graphiques et la musique. Or, ces domaines m’ont énormément nourri, et continuent de me combler. Dans cette ruche, les chroniques sont comme des abeilles, émissaires qui pollinisent et redistribuent l’énergie, jusqu’à parfois la transcender. Cheap dans sa forme, la chronique représente un art modeste, mais c’est justement là que réside la beauté du geste. Car tout dépend de ce qu’on y met et de ce qu’on en fait : incarnée et bien sentie, une chronique peut contribuer à révéler le carrosse derrière la citrouille. Au minimum, elle promet un bon moment, et c’est déjà beaucoup. »
« Aussi, lorsqu’on a fondé Brulos, reconduire tout ça coulait de source. Dans mon esprit, mes chroniques naissent toujours du désir d’exprimer et de partager des émotions intérieures, de les rendre visibles et sensibles. Certains disques me remuent tellement qu’il m’apparaît évident d’en transcrire une vision personnelle, la plus juste possible, avec mon propre langage. Celui-ci combine le dessin et le texte en une alchimie que je souhaite singulière. Qu’il s’agisse de syntaxe, de trait comme de lettrage, je cherche à développer ma propre identité graphique et narrative. C’est la même écriture que celle qui anime mon travail en bande dessinée, et j’y insuffle une véritable exigence. À la base, bande dessinée et rock’n’roll naissent de la marge, de sous-cultures, d’un underground qui pour moi demeure essentiel : c’est de là que je viens, et tout comme mes origines populaires, j’ai à cœur de reconnaître cette humanité, de la valoriser et de la transmettre. D’ailleurs, je retrouve complètement cette même énergie dans certains morceaux, un alambic de fragilité et de fierté qui distille une émotion très particulière. Par exemple, je pense ici à certains titres de The Jam, où Paul Weller parvient à exprimer une intériorité exceptionnelle, mélange de tension et d’acuité qui sublime des visions quotidiennes. Récemment, au-delà des scories, je me surprenais à redécouvrir chez Oasis certaines choses du même ordre. En moins emphatique, plus intimiste mais tout aussi flamboyant, je citerais volontiers Hefner et ses fameux hymnes romantiques. Impossible de ne pas évoquer itou les cinglants trois premiers Wire, sombres, angoissés, mais chef-d’œuvres absolus. Plus récent, le Songs for our Mothers de Fat White Family reste l’une de mes dernières gifles en date, sans oublier les Sleaford Mods. Le point commun de tout ça, c’est une poésie populaire infusée de panache et de morgue, magnifiée par un vrai travail d’écriture. Et dans ce domaine précis, nos amis anglais sont redoutablement pertinents ! »
« Pour en revenir à ta question initiale, mes chroniques illustrées naissent donc via les Gories dans Brulos Le Zarzi n°1, paru en avril 1992. Le numéro suivant était carrément dédié » À tous nos Disques (Vinyles) et à Ceux qui les ont faits « … Quant à ma collaboration avec Jade, celle-ci arrive plus tard. »
Peux-tu nous raconter l’aventure de Jade et quand tu y prends part ?
« Entre 1993 et 1999, Laure Del Pino et moi avons migré de l’Ouest au Sud, passant de l’axe Nantes-Rennes à Narbonne : un sacré choc culturel, que je n’avais pas du tout anticipé. En toute inconscience, nous avions accepté de suivre les parents de Laure dans leur déménagement… Obnubilé par Brulos Le Zarzi, je me disais que ce serait l’occasion de voir du pays, et en se rapprochant de la Méditerranée, je m’attendais à trouver des gens plus ouverts. Mais pour la première fois de ma vie, avec ma bobine de Breton, j’ai souffert là-bas d’une forme de xénophobie, à laquelle s’ajoutait un désintérêt pour ce que Laure et moi véhiculions : bande dessinée introspective, cinéma d’auteur et rock’n’roll pointu, on pouvait difficilement être plus à contre-courant des mœurs locales. Or, cette opposition culturelle nous poussait à affirmer encore davantage nos choix artistiques, à faire en sorte d’exister par nous-mêmes, coûte que coûte. Cependant, si la frustration peut certes être un moteur, sur la durée, on s’est surtout mis à bien déprimer : on vivait repliés sur notre univers, comme des bestioles dans leur terrier, et des extraterrestres dès qu’on en sortait. Avec le recul, on souffrait vraiment de notre isolement. Et en faisant tout nous-même, de la fabrication à la distribution, on s’est aussi épuisés sur Brulos, qui a fini par s’arrêter fin 1994 au n°3. Bref, une période d’apprentissage, où la rudesse adulte succède à l’insouciante jeunesse. Heureusement, on a quand même réussi à se faire quelques amis : à Montpellier se trouvaient les éditions 6 pieds sous terre et leur fanzine Jade, frères d’armes avec lesquels nous étions déjà en contact épistolaire. Lorsqu’on s’est rencontrés, Jade prenait de l’ampleur, déjà présent dans certains kiosques locaux. En septembre 1995, l’équipe choisissait courageusement de faire évoluer le titre en une revue trimestrielle nationale, distribuée dans tous les kiosques du pays. Sous titrée « Le journal des Autres – Bande dessinée, Bruits, B-movies », cette nouvelle formule s’accompagnait de la volonté salutaire de rémunérer les travaux : une grande première parmi les périodiques indés, où rien n’était payé. Mais ça n’a finalement pas duré au-delà du lancement, la distribution en kiosque coûtant plus qu’un bras. Pour Jade, je m’étais d’abord engagé dans une ambitieuse série de bande dessinée : intitulé « Au creux du sillon voyageur « , ce projet consistait justement à retracer mon parcours musical. J’y mettais un enjeu monstrueux, totalement absorbé par mon sujet… Mais au bout du troisième épisode, j’étais insatisfait du résultat, avec le sentiment de gâcher ma matière. Ça coinçait sur le plan narratif, et j’avais clairement besoin de pratiquer encore afin d’aboutir à quelque chose qui tienne mieux la distance. À la même époque, à Narbonne, un copain dirigeait l’agence locale de Midi Libre et m’a proposé d’écrire dans ce quotidien régional. Chaque mercredi, je devais remplir une pleine page du journal avec des reportages culturels, souvent musicaux, mais aussi des chroniques de disques et de bande dessinée. Versant classique de la chronique, le texte était ici typographié, illustré par une simple reprise du visuel des albums. Grâce à cette contrainte hebdomadaire, durant deux années, j’ai beaucoup appris, où ma plume s’est peu à peu aguerrie. Entre autres, j’ai pu affiner ma syntaxe, corriger mes tics de langage et travailler l’équilibre rythmique du texte. Néanmoins, plus j’avançais, plus je doutais du bien-fondé de mes chroniques quant au lectorat Narbonnais : franchement, ça n’intéressait personne ! Du coup, j’ai choisi de poursuivre l’exercice dans Jade, mais en version libre et personnalisée, soit manuscrite et dessinée. Parue en février 1999 dans Jade #16, ma première chronique portait sur l’excellent Electrelite de Sloy. Un choix troublant au regard de ce que je vivais alors : initialement, Sloy s’était formé à Béziers – soit à 30 bornes de Narbonne – en 1991, au même moment où nous lancions Brulos. Incompris dans le Sud, le groupe a migré sur Rennes, d’où nous-mêmes arrivions… et voilà que je les découvrais via leur dernier album. Un disque très personnel, que je rapprocherais du Entertainment! de Gang of Four. En avance sur son temps, Sloy a finalement splitté, et de notre côté on a choisi de retourner à l’Ouest. Mes chroniques illustrées se sont ensuite développées dans Jade pour ouvrir Le Mange Disques, la rubrique collégiale consacrée à la musique. »
À l’époque, quelles sont tes sources d’information ? Reçois-tu des disques à chroniquer ou sont-ce tes trouvailles personnelles ?
« Les deux, mon colonel. J’ai toujours acheté beaucoup de disques, creusant mon sillon selon une arborescence généalogique où tel artiste m’amène à tel autre, etc… Je cultive certaines marottes en y recherchant des choses singulières : rock’n’roll, garage psyché, rock australien, punk, new wave et toutes ces sortes de choses. Je reste évidemment curieux et ouvert sur plein d’autres registres, la découverte et l’enthousiasme demeurant les principaux déclencheurs d’une chronique. Déjà, dans Midi Libre, je n’allais pas sempiternellement parler du dernier Cramps, du nouveau Jon Spencer Blues Explosion, ni éplucher tout le catalogue de Crypt Records ou la folle discographie de Billy Childish. Pour accroître mon champ d’investigation, je suis donc entré dans le club pas si select des critiques qui reçoivent des disques. Au début, j’étais intimidé de réclamer des services de presse, puis très impressionné de voir arriver dans ma boîte aux lettres ces paquets de CD. Je mettais un point d’honneur à tout écouter, et en retour des disques, j’envoyais par la poste chaque chronique soigneusement datée et découpée dans le journal. Les attachés de presse parisiens devaient bien rigoler en ouvrant ces courriers venus du fin fond de la brousse… Recevoir des disques m’a permis de faire de belles découvertes, en prise directe avec l’actualité, tout en approfondissant encore mes domaines de prédilection. D’une part, j’étais ravi de pouvoir travailler avec de multiples labels indé, dont certaines figures historiques comme Last Call, maison où le regretté Patrick Mathé poursuivait l’aventure New Rose. D’autre part, côté nouveautés, j’étais bien informé par mon camarade Emmanuel Plane, lequel bossait alors chez Labels, division arty de Virgin et m’expédiait plein de bons disques. Philippe Dumez écrivait aussi dans Jade : nous nous connaissions depuis l’époque Brulos Le Zarzi et il m’envoyait Plus jamais malade en auto, son fanzine autobio retraçant ses émois musicaux. Je dois citer aussi mon cher ami Vincent Vanoli qui, d’obédience plus pop que bibi, n’a pas manqué de m’ouvrir à beaucoup de belles choses. Longtemps, on s’est envoyés des cassettes maison, où Vincent m’a fait découvrir Big Star, Yo La Tengo, Beat Happening et les Halo Benders, ou encore les Feelies, excusez du peu. Quant aux autres sources d’information, j’étais un lecteur fidèle des Inrocks : ancien abonné de la formule bimestrielle, j’achetais le journal chaque semaine. Quand tu habites Narbonne au creux des années 1990 – soit avant internet -, toute presse amie fait office d’oxygène. En matière de musique, j’ai toujours dévoré les revues et les fanzines spécialisés, et à l’époque je lisais régulièrement Dig It !, Abus Dangereux, L’Œil électrique et plein d’autres titres plus ou moins éphémères. »
Quels rapports entretenais-tu avec les autres chroniqueurs de Jade ? Vous répartissiez-vous les choix de disques ?
« À la rédaction du journal, j’ai d’abord rencontré Jérôme Sié puis Jean-Philippe Garçon, qui sont toujours restés mes interlocuteurs privilégiés. Hormis Philippe Dumez, qui habitait Paris et que je ne voyais qu’occasionnellement, je connaissais peu les autres chroniqueurs. Chacun bossait plutôt dans son coin et on se croisait rarement, sans se concerter quant au choix des disques. Curieusement, je n’ai pas souvenir d’avoir constaté de doublon à parution, mais peut-être chacun informait-il le journal en amont, qui se chargeait du tri. Connaissant mes domaines de prédilection, il arrivait d’ailleurs que les copains de la rédaction me mettent de côté certains trucs millésimés, genre le dernier Dum Dum Boys en date ou le Sloy évoqué plus haut. Mais n’habitant pas Montpellier, je venais peu au journal, et il s’agissait d’être autonome côté disques. »
« Avant de participer à la revue, lorsque je lisais les chroniques musicales de Jade, j’avoue qu’il m’arrivait de n’y comprendre goutte. Dans un format très concentré, les disques étaient traités en mode lasagnes speedées, parfois dans un style humoristique hyper codifié : si tu n’étais pas dans le délire et ne maîtrisais pas déjà les références abordées, difficile de t’y retrouver. C’était aussi un parti pris éditorial, un ton général qu’empruntaient plus ou moins les différents chroniqueurs du journal. Cette approche spécialisée pose la question du rapport inclusif / exclusif : à qui s’adresse-t-on, et pour dire quoi ? Idem, le rythme des brèves enchaînées ne manquait pas de m’interroger, étant davantage friand d’espace-temps dilaté. Du fait de sa forme particulière, ma rubrique s’apparentait d’emblée à une entité en soi. Seul maître à bord, je choisissais de n’y chroniquer que les disques qui m’avaient vraiment plu, en prenant le temps d’expliciter ce plaisir, dans le but de le partager et le reconduire. Je choisissais aussi d’apporter quelques repères et de contextualiser un minimum le sujet. Au tout début, je me concentrais même sur un seul groupe ou artiste à la fois – Sloy, Scott Taylor et Carfy, Dum Dum Boys, Bauhaus -, avant de conjuguer la donne au pluriel à partir de ma cinquième livraison. En fait, sous une forme écrite et dessinée, je prolongeais les échanges de bons disques que je pratiquais déjà avec mes amis : prendre du plaisir à peaufiner ces chroniques, en espérant donner envie aux lecteurs d’aller écouter par eux-mêmes. Et c’était un véritable kif de faire ça dans Jade, seule revue à relayer en kiosque toute la pluralité cette culture bis : Le journal des Autres, en vrai. »
Quand j’ouvrais Jade, j’avais envie que toutes les chroniques soient dessinées. De ton côté, ne désirais-tu pas évoquer le cinéma ou autre de cette même façon ?
« Il faut savoir que l’entière réalisation d’une chronique dessinée nécessite un travail sacrément conséquent : comme un bon repas, le temps de préparation est inversement proportionnel à celui de la dégustation. On en détaillera probablement le dispositif technique, mais pour te répondre sur l’extension du procédé à d’autres domaines, ce traitement graphique est déjà connexe à mon travail en bande dessinée. Ma série Au Travail, publiée à L’Association, participe des mêmes choix de compositions : sous une forme très ouverte, j’y explore mes origines et celles de mon parcours d’auteur, sorte de mise en abîme autobiographique. Récemment, j’ai aussi réalisé un reportage en BD portant sur le Lycée Expérimental de Saint-Nazaire. Texte et dessin s’y entrelacent sans cases, et certains passages ressemblent drôlement à mes chroniques musicales. Il est donc fort possible que je me saisisse à nouveau de ce procédé pour aborder le cinéma ou d’autres domaines, mais de façon ponctuelle, non systématique. C’est d’abord l’attrait du sujet qui fait loi, car pour me lancer dans pareille entreprise, j’ai besoin d’être très motivé : encore une fois, ce travail réclame énormément de temps, de soin et d’énergie. »
Jusqu’à quand dure l’aventure de Jade, et comment s’enchaînent tes chroniques dans Ferraille Illustré ?
« Dans la bande dessinée alternative, Jade et Ferraille ont en commun d’être les deux seules revues à avoir eu le courage de tenter l’aventure du kiosque. Comme je le disais plus haut, cette diffusion à grande échelle coûte extrêmement cher, sans même offrir la garantie d’une mise en place optimale. Dans ce système impitoyable, les écueils sont multiples pour une petite structure, ses parutions souvent à perte. Durer dans un contexte aussi instable relève alors de l’exploit. Aussi, pour les 8 ans de kiosque de Jade (1995 à 2004) et les 10 ans de Ferraille (1996 à 2006) : bravo les filles, bravo les gars ! Sur la fin, Jade accusait une usure naturelle et voyait sa périodicité devenir de plus en plus erratique. À force, l’énergie n’était clairement plus de la partie, et sur mes deux dernières chroniques, je partage le travail avec Morvandiau, Vanoli, Laure Del Pino et Jérôme Sié, venus gentiment m’épauler. Bref, ça s’est naturellement étiolé, sans heurts, à l’image du journal qui tirait sa révérence. Au même moment, Felder, Cizo et Winshluss investissaient Les Requins Marteaux et reprenaient en main la revue Ferraille, rebaptisée en 2003 Ferraille Illustré. Ils cherchaient des auteurs pour animer cette nouvelle formule, et comme j’avais toujours envie de parler de musique, je leur ai proposé une autre rubrique trimestrielle, cette fois en double page : intitulé La Jaille, le projet leur a plu, du moins dans un premier temps. »
Entre autres changements, tu passes à la couleur dans Ferraille. Quelles sont les différences avec ton travail précédent dans Jade ?
« Ferraille Illustré étant en effet en couleur, je m’y suis adapté. Pour la première de La Jaille, j’ai même tenté une colorisation numérique, mais l’essai laissait à désirer. Par la suite, je suis revenu à la couleur directe sur papier, et j’envoyais mes originaux par la poste. Par rapport à Jade, j’occupais ici une double page, et réalisais donc de grandes planches avec un bandeau-titre façon journal à l’ancienne. Dès les numéros suivants, d’autres auteurs reprirent l’idée pour monter leur propre rubrique illustrée : le Marketing Agressif de Morvandiau puis La Double Page Pratique de Monsieur Vandermeulen collaient à l’esprit rigolard du journal, ce qui était moins mon cas. Au début, j’ai bien fait quelques efforts pour raccrocher au concept, sous-titrant ma rubrique « Les disques copains de Monsieur Ferraille », du nom du personnage emblématique de la revue. Avec le recul, c’était plutôt artificiel, et le naturel a vite repris le dessus. Mon propos, c’est d’abord les disques, dans une approche sensible et graphique du sujet. Ça m’a d’ailleurs été reproché : l’affaire s’est terminée au bout de 4 parutions le jour où, par téléphone, Cizo m’a annoncé sans ménagement qu’on arrêtait parce que « ce n’était pas assez drôle »… Encore une fois, je ne souhaitais pas spécialement faire rire, et à ce stade, j’en ai même eu ras-le-bol : voilà dix ans que je bossais gratos et à corps perdu pour de multiples revues indé, tout en étant précaire avec une famille à nourrir. Vient alors le moment où, à défaut d’être respecté par autrui, il s’agit d’abord de se respecter soi-même. C’est le métier qui rentre, certes en faisant mal aux fesses, mais cette prise de conscience m’était nécessaire. Aussi, pour répondre à ta question, Jade véhiculait encore à mes yeux l’énergie collective propre à notre génération d’auteurs et d’éditeurs de bande dessinée dite « alternative » ou « indépendante », issue des années 1990. Lorsque la revue s’est lancée en kiosque, j’y croyais dur comme fer, pensant que les auteurs allaient enfin pouvoir vivre un minimum de leur travail… Pour moi, Ferraille Illustré clôture le bal, marquant la fin de cette période d’innocence, mais aussi celle des illusions. »
Combien de temps mettais-tu à réaliser une chronique, et avec quel matériel opérais-tu ?
« Au bas mot, réaliser une édition de La Jaille me prenait entre deux pleines semaines et un mois. Ces double-pages représentent un travail de fou, où tout est entièrement fait à la main. Voilà le déroulé du procédé : je commence bien sûr par choisir les disques à traiter, fruit des écoutes du moment, en faisant en sorte que ma sélection compose une courbe de diversité. Puis j’élabore mes différentes chroniques au brouillon, dans un cahier. Chacune d’elles doit constituer une petite mécanique en soi, avec son propre équilibre, sa propre identité. Toujours au brouillon, j’échafaude ensuite ma maquette et mes idées d’illustrations, avant de les transposer au propre. Sur une grande feuille de papier épais, apte à recevoir de l’encre liquide, je trace alors au crayon et à la règle toutes les mesures de ma structure principale : la grille horizontale d’interlignage, les marges et les blocs. Pour construire mes compositions, ces bases de mise en page me permettent d’appréhender l’équilibre entre texte et image sur l’ensemble de la double page. Une fois posés tous ces repères, vient enfin le dessin : toujours au crayon, je trace d’abord le bandeau de tête avec titraille et illustration, puis j’embraye sur la première chronique, en commençant par placer son motif illustré et sa lettrine. Très pratique, la lettrine offre à la fois un point d’ancrage et une accroche visuelle où démarrer la lecture. Une fois ces images crayonnées, je les encre à la plume : premiers motifs solidifiés de la page, ils peuvent alors recevoir le texte leur correspondant. Habillant les illustrations, selon l’interlignage, les cadres et les marges, j’incorpore d’abord le texte à la louche et au crayon à papier pour voir comment fonctionne l’ensemble. Puis j’affine la compo jusqu’à ce que le texte tombe juste, avant de l’encrer à son tour, toujours à la plume. Cette étape du lettrage manuel est celle qui réclame le plus de concentration, de soin et de régularité dans le geste. Tout étant ici dessiné sur papier, le repentir reste très limité : on gomme, on recommence, etc… Mais une fois encré, ce qui est posé est posé. Et comme je travaille aussi en couleur directe, toute retouche ultérieure s’avère délicate. Au pire, tant que la surface concernée ne reçoit pas de couleur, je peux encore gratter le papier ou corriger au Tipp-Ex, mais je l’évite autant que possible. Pour finir, lorsque la double page est entièrement encrée au noir, je gomme toutes les traces de crayon, je retouche l’encrage au besoin, puis je souffle avec la mise en couleur. Réalisée à l’encre, à l’eau et au pinceau, celle-ci change de gamme chromatique pour chaque Jaille, avec toujours un choix de couleurs réduit à quelques teintes principales. Après, je regarde ma page finie, et si tout va bien, je suis plutôt content. Évidemment, à ce niveau, on peut légitimement se demander pourquoi je me complique autant la tâche : en bossant à l’écran, tous ces ajustements de mise en page seraient autrement plus simples, où l’on corrige et modifie à l’envie… et l’on touche là à l’essence du bazar. À l’ère numérique, pourquoi choisir délibérément de tout faire à la main ? Je viens d’abord du fanzine et du punk, où le Do It Yourself est de rigueur, ce bien avant l’ordinateur : c’est un bonheur et une fierté de se débrouiller avec les moyens du bord, papier, crayon, découpage, collage et ingéniosité. Ensuite, je viens de la bande dessinée d’auteur, où l’entièreté du travail est générée, pensée et réalisée par la même personne, ce qui aboutit au tracé de la même main. Constitutif de l’auteur, ce tracé est plus qu’un véhicule : il représente l’identité de la personne. À mon sens, cette écriture graphique et narrative se doit donc d’incarner une vraie singularité. À titre d’exemple, le lettrage n’est surtout pas un détail et encore moins une simple ornementation stylistique : c’est la marque de l’auteur, que l’on reconnaît à son trait. De fait, une fonte numérique ne saurait exprimer ce tracé humain, par définition organique et sismographique. D’autant plus que nous parlons ici de musique, vibration dont le trait se fait pleinement l’écho : quand je dessine en musique, cela se répercute instantanément dans mon tracé. Pour finir, je n’ai rien contre les outils numériques, c’est plutôt leur utilisation qui peut laisser à désirer, où force m’est de constater certains effets effroyablement normatifs, voire anti-créatifs. Créer, c’est choisir, ce à quoi l’offre pléthorique du numérique n’aide pas toujours. Donc tout faire à la main, c’est une sorte de manifeste graphique old-school, un truc de résistant, de punk moine copiste : vive le DIY ! »
Parmi mes références sur la musique évoquée en dessin, il y a d’abord Métal Hurlant, dont un numéro qui m’obsédait enfant : un spécial rock avec les Beatles en couverture, le groupe posant avec le cadavre de John Lennon. Il y avait aussi des chroniques dessinées dans Rigolo. Jean-Christophe Menu a également abordé ce domaine, et tes chroniques me rappellent la rubrique Images dans Libé, où Willem traitait l’actu des arts visuels. Parmi ces exemples, des choses t’ont-elles influencé ?
« Dès ma première chronique, plus ou moins consciemment, je devais évidemment avoir en tête un sacré paquet de trucs. Enfant, j’ai été marqué à vie par toute la bande dessinée que j’ai ingurgitée, où tout était donc entièrement tracé à la main. Longtemps, j’ai été abonné à Pif Gadget, journal farci de rubriques et de jeux dessinés qui ont dû m’imprégner. J’ai aussi été exposé à l’imagerie de 68, du vivier dessiné de Hara-Kiri et Charlie jusqu’à la contre-culture graphique très manuscrite de la presse underground des 60’s et 70’s, véhiculée en France par Actuel. Ado, j’ai biberonné Fluide Glacial et Métal Hurlant durant toutes les années 1980, et ce sont là autant de tatouages rétiniens et émotionnels, quelque chose de vraiment très fort. Chacun à leur façon, ces deux supports étaient aussi empreints de culture pop et rock : Gotlib et son Hamster Jovial ou Solé et ses chroniques dessinées abordaient la musique, où leur vision d’un rock alors dit « décadent » m’a marqué. Par ailleurs, certains auteurs de Fluide portaient sur le punk un regard particulier, mi-sarcastique, mi-effrayé. On sentait que ce n’était pas leur génération, alors que Métal sonnait plus dur, moins baba et beaucoup plus raccord avec l’énergie du moment, relayant l’imagerie punk, new-wave et synthétique. Je me souviens avoir été frappé par le graphisme glacé de Chantal Montellier, des Bazooka, de Marc Caro et de tout un tas d’auteurs singuliers. Réalisés par Étienne Robial, logo et maquette du journal portaient aussi la marque d’une identité graphique marquée. Métal Hurlant, pour un gamin, c’était une claque énorme ! Ça m’a nourri pendant des années, et c’était d’autant plus fort que l’explosion graphique y rejoignait l’évolution musicale. J’ai évidemment adoré Margerin et ses premiers Lucien, Les Closh de Dodo et Ben Radis, suivis par Max et Pierre Ouin. Mais le flash total, c’est le Kebra de Tramber & Jano, l’une de mes plus profondes influences, mixture graphique et culturelle au feeling parfait. J’ai tellement trippé en lisant Kebra que mon trait actuel porte sûrement un peu de son ADN. Idem, j’ai beaucoup regardé Serge Clerc, son Rocker ! mais aussi toutes ses recherches stylistiques. Les premières guitares électriques que j’ai dessinées, c’est en regardant celles représentées par Serge Clerc. Le style racé du Peter Pank d’Alphamax – le Max espagnol – m’a aussi beaucoup marqué. Puisque tu le cites, j’étais également lecteur de Rigolo, qui portait bien son nom : la musique y était parfois traitée, mais en mode tarte à la crème. J’ai davantage été touché par deux ouvrages, chacun signé d’un lyonnais à la fois musicien et auteur de bande dessinée : Ma vie est formidable de Kent Hutchinson et J’ai réussi de Cleet Boris. Je crois que ce sont les premières BD autobiographiques que j’ai lues, et probablement ont-elles itou leur part de responsabilité dans mon travail actuel. En matière d’influence graphique, n’oublions évidemment pas l’esthétiques des pochettes de disques dessinées et manuscrites, des affiches de concert ou flyers du même tonneau, et bien sûr des fanzines, encore et toujours. Je suis très sensible à la scène garage punk & psyché, et celle-ci draine une esthétique particulièrement riche, à la fois débridée et très référencée. S’y rencontrent l’imagerie creepy swamp des EC Comics, le psychédélisme et le punk. Parmi les dessinateurs, on peut citer Mort Todd et ses pochettes des Back from the Grave, Cliff Mott ou encore Rudi Protrudi des Fuzztones, leader du groupe qui a la particularité de dessiner lui-même les pochettes. Personnellement, j’admire le travail de Dead Jaw, mystérieux graphiste anglais qui a dessiné de magnifiques visuels pour les Cramps et les Scientists. À mes yeux, il opère une belle synthèse personnelle de tout ce vivier graphique et sonique, où ses lettrages hyper incarnés font particulièrement merveille. Tu cites aussi Jean-Christophe Menu, qui est un ami de longue date. On partage beaucoup de goûts communs, qu’il s’agisse de musique comme de littérature graphique, et du fait de ces rapprochements, nos productions peuvent parfois se croiser. En 1995, quand je lançais ma série Au creux du sillon voyageur dans Jade, Menu dessinait l’une de ses premières pages relatant des souvenirs liés à la musique. Quand il a sorti Lock Groove Comix à L’Association en 2008, je réalisais des planches sur Clash pour Rock Strips chez Flammarion, et d’autres pour Nous sommes Motörhead chez Dargaud. Avec Menu, c’est un peu la même chose qu’avec Mattt Konture : liés par une vraie communauté d’esprit, avec un rapport très fort à une même culture musicale, on creuse tous les trois des terrains mitoyens, où chacun poursuit sa route tout en croisant naturellement celle de l’autre. »
En ce moment, quels magazines ou webzines musicaux lis-tu ?
« Je lis peu sur écran, et côté presse, en vieux fidèle old school, j’achète chaque mois Rock & Folk. Sinon, je picore plein de trucs, des choses comme Chéri Bibi ou Maelström. J’aime bien les regards croisés, interdisciplinaires, où Combo ! reste l’une des revues qui m’a le plus marqué, notamment le spécial Cramps que j’ai dû me goinfrer au moins sept fois. Pour la musique, mes lectures vont aussi se porter sur des ouvrages : mes livres préférés sont I need more d’Iggy Pop et Please kill me de Legs McNeil et Gillian McCain. En ce moment, je me régale de La ballade silencieuse de Jackson C. Frank où Thomas Giraud raconte le parcours méconnu d’un génie du Folk. »
Te sens-tu des points communs avec des gens comme Luz ou David Snug, qui tous deux ont abordé plus récemment leur rapport à la musique dans leurs bandes dessinées ?
« Je méconnais trop le travail de David Snug pour en parler, et Luz rejoint la communauté d’esprit dont je parlais pour Menu et Mattt Konture : les fois où l’on s’est vus, on a surtout parlé musique. Quand Mark E. Smith a cassé sa pipe, j’ai aussitôt pensé à Luz et à Menu. »
Quelles sont tes 5 chroniques préférées ? Ce travail sera-t-il un jour édité ?
« Outre la première sur les Gories, mes chroniques préférées sont celles que je trouve les plus diverses et équilibrées, tant dans leur contenu musical que sur le plan graphique : les Mange-Disques de Jade #20 & 22 (Gun Club, Amor Belhom Duo, Clinic, Yo La Tengo, Lemmy, Dum Dum Boys, Rodolphe Burger…), et les Jaille dans Ferraille Illustré # 22, 23 & 25 (David Lafore, Wire, Violon Profond, Courge, Dirty Cousins GroiXplosion, Buzzcocks, Calvin Johnson, Mr Quintron & Miss Pussycat, Kevin Ayers…). Initié par Matthieu Cozanet du label rennais Inmybed, un recueil de mes chroniques illustrées est actuellement en préparation. Intitulé La Jaille, il proposera une sélection remaniée des anciennes chroniques, agrémentée de nouvelles productions. Par ailleurs, j’ai pour projet de rassembler mes travaux liés à la musique et de développer ce croisement entre pratiques, qu’il s’agisse de livres, d’expositions ou de concerts dessinés. Très récemment, Laure Del Pino et moi avons dessiné en live face à nos amis de Jaune Dark, et cette collaboration fertile promet de se poursuivre. »