
Il n’a jamais été le préféré, ni le plus déterminant, mais il était le plus évident.
Il était le passeur.
En voiture, à la fin des années 2000, alors que le streaming n’a pas encore fini d’écraser le reste, au volant on choisit le disque qui passe, c’est la règle, et pour la énième fois on met Black Sabbath. Peu de groupes comptent autant. Sur le siège passager, un camarade entré par erreur dans la chose métallique par Rage Against the Machine et deux riffs de Korn, un petit tour et puis s’en va, tient à indiquer qu’il ne pourrait pas écouter ça deux minutes s’il n’y avait cette voix qui lui disait – je suis là – écoute-moi – qui donne accès à tout le reste.
La voix du fan des Beatles et des Everly Brothers qui chante dans le salon familial parce que c’est tout ce qu’il sait faire, chanter – ça l’amène dans le Birmingham prolétaire à chanter dans des groupes – ça ou l’abattoir, à découper à la chaîne, on aperçoit mieux la détermination d’une époque, d’une classe sociale – on perçoit mieux la brutalité de la musique derrière – c’est tout ce que ça peut faire – ça ou la mort interminable – la mort à la chaîne.
Black Sabbath a essuyé tous les plâtres, y compris celui du mépris de classe de la critique des années 1970 et suivantes, avant d’enfin être aperçu pour ce qu’il est : un groupe splendide, qui a offert non seulement une musique splendide mais le début de la dernière révolution dans le rock, de son dernier mouvement qui ne soit pas d’abord réactionnaire – Black Sabbath à une extrémité, Nirvana à l’autre pour fermer la porte, Nirvana qui doit beaucoup à Black Sabbath, Kurt Cobain qui doit aussi beaucoup à Ozzy Osbourne, à ce chant qui ne perd jamais le fil d’une chanson tandis que les riffs défilent et luttent derrière – Killing Yourself to Live.
Les crimes de Black Sabbath ? Nier la vertu de la virtuosité quand les guitaristes accèdent au statut de héros, habiter un arrière-monde satanique puis alternatif où les hiérarchies esthétiques et culturelles sont ignorées, cet arrière-monde qui deviendra celui de Stranger Things, se passer de la validation du temple pour durer dans le cœur de ses fans, ne jamais porter de costard, connaître la différence entre un col bleu et un col blanc et semer la graine de cette connaissance dans des foyers bien ordonnés, lui et ses successeurs – « ce n’est pas de la musique/c’est du bruit/c’est nul/c’est ridicule ».
Nous nous demandions souvent comment Bill Ward avait survécu jusque là, nous avions eu peur pour Tony Iommi quand il fut attrapé par le cancer, nous pensions que Geezer Butler nous enterrerait, mais nous n’avions jamais envisagé la mort d’Ozzy Osbourne – que tout le monde a réduit au surnom idiot issu de l’enfance – entre l’affection et la mise à distance.
Ozzy Osbourne n’avait pas la vision d’un Iommi – un voyant d’un genre comparable à Bob Dylan, si vous me demandez, qui voit défiler sous ses yeux et dans ses oreilles, seconde par seconde, une géométrie non euclidienne. Il s’est trouvé, l’instinct de survie broyé par toutes les substances possibles et imaginables, par le « que faire sinon chanter ? », perdu sur la place du village, un idiot qui fait sur lui, qui flatte notre complexe de supériorité jusqu’aux projections sur sa relation avec sa compagne Sharon Arden, manageuse intraitable et à vision – le Ozzfest, The Osbournes – comme s’il n’avait été qu’un pantin. Elle l’aimait, les deux étaient un couple. Il était une inspiration, un charisme, une attention – un artiste. Et si la validation de Black Sabbath hors du cénacle metal a pris quelques décennies, elle doit beaucoup à l’activité de son premier chanteur et de son entourage.
Avant cette validation, la séduction du groupe, sa durabilité, son événement doivent aussi à la personnalité d’Osbourne et à l’apparente simplicité de son chant, dont la technique non manifeste évite aux auditeur·ices un sentiment de séparation, le vertige des pyrotechnies sportives, le concours de muscles. Le premier chanteur du premier groupe de metal de l’histoire ne s’est pas épargné les clichés, mais il n’a jamais donné dans la virilité ou l’érotisme, a hurlé « we love you » puis « I love you » entre chaque couplet, entre chaque riff de chaque concert, n’a jamais posé de pied conquérant sur un retour.
Il s’est perdu sur beaucoup de routes, mais n’a jamais prétendu être autre chose qu’un chanteur de chansons.