Le texte lu par Laurie Anderson en ouverture du documentaire Sisters with Transistors pourrait faire figure d’énoncé programmatique conférant au film sa portée et cohérence politiques : « L’histoire des femmes est une histoire de silence, mais aussi dans le même temps celle de la manière dont on peut briser ce silence. » Un fil directeur qui ambitionne de réinterroger l’histoire des musiques électroniques du point de vue d’un questionnement sur le genre donc – et plus précisément de celui de l’invisibilisation et marginalisation des femmes au sein d’un certain récit canonisé par une histoire « officielle ».
Ceci en abordant non pas l’aspect le plus dancefloor de ces musiques, mais bien plutôt en s’attachant à évoquer certaines figures de ce territoire aux contours flous que constitue celui de l’expérimentation électronique. Car c’est tout l’intérêt du film de Lisa Rovner que de proposer une contre-histoire des arts sonores, une contre-histoire de l’avant-gardisme électronique, par l’évocation de certaines des musiciennes et artistes les plus marquantes d’un domaine qui a trop souvent consacré l’establishment masculin des compositeurs-créateurs : Daphne Oram, Suzanne Ciani, Bebe Barron, Pauline Oliveros, Eliane Radigue, Maryanne Amacher, Laurie Spiegel, Wendy Carlos ou encore Delia Derbyshire, constituent autant de références pour cet art/pratique de la recherche sonore qui a précisément su trouver dans l’électronique un lieu originellement « minoritaire » susceptible d’accueillir ces profils si singuliers par leur visée de transgression de la domination masculine. Que l’on songe à Pauline Oliveros et sa conception du deep listening, à Suzanne Ciani et sa pratique du synthétiseur de recherche Buchla ou encore à Delia Derbyshire et son usage de la bande magnétique, il s’agit toujours de stratégies obliques mises en œuvre afin de contester la position hégémonique du canon moderniste.
Le parti-pris narratif du film est dès lors celui de mettre en place une série de portraits évoquant cette subtile dialectique de la matérialité sonore et de son appropriation technique. Les travaux pionniers qui se rapportent à la synthèse modulaire analogique, au magnéto à bande, au feedback ou encore à la boucle, trouvent à s’incarner par l’intermédiaire de documents d’époque : interviews, reportages, extraits de captations vidéos d’interprétations publiques, etc. L’ambition formaliste de la réalisatrice s’affirme véritablement par la construction virtuose du film, et par la manière dont le matériau musical et sonore vient en quelque sorte mettre en perspective l’image. Et le propos social et politique ne peut en aucun cas être autonomisé d’une visée esthétique affirmée : on pense ici par exemple à ce passage au cours duquel Maryanne Amacher se propose d’accompagner une chorégraphie de Merce Cunningham (Torse), par la manière dont elle peut articuler son travail à un questionnement sur la politique des corps. Lisa Rovner en souligne magnifiquement toute la radicalité, comme si son film en redoublait la portée par son insertion au sein d’un continuum dont on peut mesurer à quel point il peine à entrer totalement à l’intérieur de filiations historico-musicologiques trop étroitement délimitées. Finalement, tout semble ici être question de normes et de la manière dont on peut les contourner et en déconstruire l’effectivité : comme pour ce qui concerne le rapport social de genre, il s’agit avec ces recherches expérimentales de s’engager dans un chemin de traverse qui perturbe les certitudes trop établies d’une certaine histoire de la musique. Ni « savantes » au sens strict, ni véritablement « pop », ces œuvres pionnières marquent par leur potentialités de rupture. Et ce n’est pas le moindre des mérites de Sisters with Transistors que de leur rendre un magnifique hommage.