Il y a douze ans, le 8 novembre 2006, le jeune Dorian Concept poste sur YouTube une vidéo totalement amateur, filmée n’importe comment, avec tout le charme que cela comporte. « Fooling Around On Microkorg » a circulé très vite, et ceux qui ricanaient hier ont bien dû reconnaître que la performance soulful et vrillée sur le petit synthé de Korg avait de quoi surprendre. 700 000 vues plus tard (à la fois si peu et beaucoup !), dans la désormais longue histoire de la bécane, l’Autrichien a, sans le savoir, posé un des jalons d’une aventure en cours d’écriture.
Si les deux premières machines (Moog Minimoog et Roland TB-303) de notre série sont désormais « anciennes » et valent désormais des sommes affolantes, elles sont instantanément identifiables dans des centaines disques par leur son très caractéristique. En un sens, notre troisième larron en est l’exact opposé. Le MicroKORG est toujours en production, et s’échange dans les 200 euros d’occasion et vaut 321€ neuf. Le petit instrument de Korg semble peut-être incongru au coté de ses glorieux aînés, mais n’a pas à rougir de sa jeunesse ou de ses qualités, au point qu’il était évident de consacrer au mignon synthé, tout terrain et tout léger, un épisode entier de cette série.
Au fait c’est quoi un synthé ?
Dans le précédent épisode, nous évoquions rapidement la question, car le langage vernaculaire est source d’une terrible confusion. Dans la bouche de votre interlocuteur, un synthé deviendra cet horrible morceau de plastique avec aux sons si kitsch et anémiques acheté à un Noël quand vous aviez dix ans. Il est vrai, certains le sont, mais pas tous, loin de là. Il ne suffit pas de ne pas être un piano ou un orgue et d’avoir un clavier pour être membre de la confrérie. Il faut avant tout savoir synthétiser, c’est à dire que l’utilisateur puisse créer ses propres sons en partant de zéro ou presque. Le synthé doit donc proposer un moteur de synthèse, c’est à dire quelque chose de plus abouti, intéressant, attrayant, fin qu’un simple lecteur d’échantillons qui fait pouet-pouet. Certes, ne mentons pas, beaucoup d’entre nous utilisent des presets, ces sons programmés par la marque et livrés dans la machine. Il n’empêche, derrière ces pads éthérés et ces basses punchy se trouve une création sortie tout droit de l’esprit d’ingénieurs, inventeurs farfelus et chercheurs un peu dingues. Une fois cela posé, il est aisé de comprendre pourquoi ces machines sont relativement chères par rapport à leurs lointains cousins de plastique… Au cours des cinquante dernières années, les synthèses se sont multipliées, depuis la synthèse soustractive (Minimoog, TB-303) en passant par la FM et la VA qui nous intéressent plus particulièrement aujourd’hui.
Tout VA bien ?
Après la déferlante FM (Yamaha DX7) et numérique (Korg M1, Roland D50), la synthèse soustractive était bien moribonde: les musiciens revendaient à la pelle leurs vieux coucous analogiques pour se jeter sur les sons rutilants des nouvelles bécanes, avec leurs interfaces épurées et leur réalisme à couper le souffle. Les analos eux-mêmes (Alpha-Juno) tentèrent de se faire passer pour de juvéniles premiers, se mariant parfois même avec d’autres technologies (1). Ce fut paradoxalement le début de la remontada de la synthèse soustractive jusqu’à la situation actuelle, où même les moins bons d’entre eux ont acquis une flatteuse réputation. Un événement a particulièrement rebattu les cartes. Au début des années quatre-vingt dix, la musique électronique s’empare des machines qui pullulent dans les boutiques d’occasion, et l’analo est de nouveau cool. Il faut dire que ces synthés sont bougrement plus faciles à programmer que la complexe FM (2). En 1993, Novation sort par exemple le Bass Station. Imaginez la chose : un instrument qui fait une seule note à la fois et permet de ne disposer que de 7 sons différents à l’époque où la seconde génération de workstations (des claviers très complets avec des séquenceurs) pointe le bout de son nez ! Cette anomalie conduit les ingénieurs sont à s’intéresser à comment reproduire les caractéristiques de la synthèse analogique (couleur, son, facilité de programmation) sans les défauts (le prix prohibitif, le manque de fiabilité, la maintenance, etc). Le choix va se porter sur l’émulation par des DSP, des processeurs qui permettent un calcul rapide. Les circuits électroniques ne sont plus physiques mais reproduits le plus fidèlement possibles à travers des programmes, c’est le Virtual Analog.
Une déferlante pas si virtuelle…
Les premiers appareils débarquent en 1995. Si le Nord Lead de Clavia est généralement considéré comme le premier synthétiseur VA il est vite rejoint par d’autres instruments: Korg Prophecy (1995), Acces Virus (1997), Roland JP8000 (1996), Yamaha An1X (1997), Novation Supernova (1998), Quasimidi Sirius (1998) ou encore le Waldorf Q (1998). En parallèle le marché accueille aussi de nombreux nouveaux analogiques (Waldorf Pulse en 1996, Future Retro 777 en 1998, Studio Electronics ATC-1 en 1997…). À cela il faut ajouter la concurrence désormais sérieuse de la musique assistée par ordinateur et du développement des synthétiseurs virtuels comme le logiciel Rebirth RB-338 en 1996 ou Reaktor en 1998. Le marché est donc plutôt bien établi au début des années 2000, la concurrence se faisant alors sur des améliorations des moteurs, de la polyphonie (le nombre de notes pouvant être jouées en même temps), de la multi-timbralité (le nombre de sons différents pouvant être joués en même temps) etc. Dans ce contexte concurrentiel, Korg sort le MS2000 (en l’an…2000). Si la bête reprend les initiaux du MS20, son architecture sonore est fort différente: VA polyphonique versus un monophonique à synthèse soustractive. L’instrument marche correctement commercialement, grâce à une interface conviviale et riche en fonctions directement accessibles (pas besoin d’aller dans des sous-menus). Le moteur de synthèse est également suffisamment convaincant pour que Korg se décide à l’utiliser dans son nouveau projet: le microKORG.
microKORG: un nouveau paradigme
Le microKORG sort en 2002, il reprend l’architecture sonore de son grand frère MS2000 (deux oscillateurs avec de multiples formes d’ondes, 4 voix de polyphonie, deux filtres différents, un vocodeur, etc) dans un format beaucoup plus petit et dépouillé. À la riche interface où chaque fonction a son bouton, se succède une approche plus spartiate et dépouillée où une grande partie des contrôles est accessibles via une matrice. Le microKORG se dote en plus d’une molette pour choisir les presets dans des catégories aux noms de genres et sous-genres évocateurs (Trance, Techno/House, Hip Hop/Vintage, D&B/Breaks, etc). Il se démarque singulièrement de la concurrence : peu encombrant (petit et poids plume), portable (au point de pouvoir fonctionner sur piles) et surtout au niveau du prix (3), son meilleur argument. Le synthétiseur ne se positionne ainsi pas en concurrence directe avec les machines haut de gamme telle la Nord Lead de Clavia mais dans un segment nettement plus abordable et populaire, en constituant l’un des synthétiseurs les moins chers du marché, le tout avec un look vraiment cool, vintage sans excès (les flancs de bois, le vocodeur col de cygne et les boutons très moog). En plus d’être accessible, Korg soigne ses acheteurs en proposant un moteur sonore de très bonne facture pour l’époque. La société japonaise préfère en effet sacrifier l’interface pour optimiser le prix. Les presets peuvent prêter à sourire en 2018 mais en indéniablement l’instrument a dans le ventre de quoi d’en étonner plus d’un. Sans forcément proposer un son ultra spécifique et identifiable, le microKORG offre une versatilité qui lui permet de ne pas se cantonner à un contexte spécifique et d’offrir une palette sonore souple et propice à de nombreux usages (pads éthérés, basses funky, lead agressif, effets délirants voir quelques sons plus vintage, typés farfisa ou string machine). La concurrence ne manque pas de réagir évidemment, avec un certain retard cependant. Alesis dégaine le Micron en 2004 (4) et Novation prend son temps et divulgue le MiniNova en 2012. Si la machine détonne dans le paysage des années 2000, d’une certaine manière elle renoue avec une tradition chère à Korg de synthétiseurs dédiés au plus grand nombre (Poly-800 par exemple) dont les derniers avatars en date seraient la série Volca ou le Minilogue.
Une longévité exceptionnelle
Révélé en 2002, toujours produit seize ans plus tard, le microKORG affiche une durée de vie incroyable pour un synthétiseur, probablement l’une des plus longues jamais observée. À titre de comparaison, les best-sellers de Yamaha, Roland ou Korg ne furent produits qu’entre deux et six ans (5). Surtout, le petit clavier semble avoir résisté à la démocratisation des synthétiseurs virtuels et au second revival analogique, une prouesse étonnante. La progression vertigineuse des puissances de calcul des ordinateurs ces quinze dernières années a permis une très nette amélioration des outils virtuels, rendant moins intéressant, sur le papier, une machine dédiée équipée de VA. Par ailleurs nous vivons actuellement, depuis le début des années 2010, un nouvel age d’or des synthétiseurs analogiques, un retour nettement plus impressionnant et conséquent que celui des 90s. L’offre n’a jamais été aussi pléthorique, elle couvre tous les segments du marché (6). Dans ce contexte transformé, le microKORG continue pourtant d’être produit, au fond la machine garde peut-être une place unique que seul un MiniNova pourrait lui contester.
Mon premier synthé
Le microKORG reste en effet la machine de choix pour celui qui veut s’acheter un premier synthétiseur. Prix très compétitif neuf, polyphonique, disponible d’occasion, faible d’encombrement (important à l’ère des petits appartement dans les grandes villes), le Korg s’impose comme une des valeurs sûres du genre. En dehors du MiniNova, la concurrence directe n’existe tout simplement pas. Il y a certes de nombreux analogiques monophoniques dans le même segment, souvent nettement plus simples à programmer d’ailleurs, mais ils ne se destinent pas aux mêmes usages car le microKORG est immensément populaire chez un public qui n’achetait pas nécessairement de synthé avant : le rockeur. Celui-ci préfère jouer des accords plutôt que créer son propre patch. Si de nombreux musiciens électroniques ou producteurs de rap vont s’enticher de la machine (7), le clavier japonais va régner en maître dans les groupes indés, porté par la vague de l’electro-rock.
Le microKORG: le prince des fluokids
Dans les années 2000, le synthé vert et gris est présent sur toutes les scènes du monde, dans les clips, dans les studios. Que vous alliez voir un groupe lillois à la Flèche d’Or (SEIK), il y avait un microKORG sur scène, la semaine suivante c’était LCD Soundsystem, il était là aussi. Absolument partout et tout le temps. Nous l’avons ainsi vu entre les mains des Killers, Tings Tings, Yeah Yeah Yeahs, Crystal Castles, Broken Social Scene, DFA 1979, Soulwax, Au Revoir Simone, Digitalism, Justice, Adam Kesher et des dizaines d’autres. Peut être un peu moins omniprésent désormais (9), il reste un classique. Il sait sait se faire oublier et permet d’éviter d’énormes collègues. La démarche du fabriquant n’était peut être pas tout à fait volontaire, mais cependant, en créant une machine avec une large palette sonore accessible immédiatement, pas nécessairement conçue pour créer ses propres presets, dans un instrument facile à emmener en tournée, il a donné aux claviéristes des groupes de rock le synthé le plus pratique et efficace qui soit. En 2009, Korg annonçait avoir vendu 100 000 unités de son petit synthétiseur VA, le plaçant certainement dans le top dix des ventes de tous les temps (10). Les chiffres ne sont pas communiqués, mais nous serions prêts à parier que le microKORG flirte désormais avec la première place, ou au moins le podium.
Et maintenant ? que va-t-il faire ?
Le microKORG prendra peut-être un jour sa retraite, en attendant la firme japonaise, en plus du microKORG XL qui a un autre moteur audio, a édité une version S, reprise à l’identique – si ce n’est une élégante robe blanche – du vénérable instrument. Nous ne doutons pas que le microKORG va atterrir encore dans de nombreuses autres bonnes mains, des gens qui font aller se frotter à sa synthèse et en tirer de très beaux sons, ou l’utiliser d’une manière délirante comme un Dorian Concept. Il y a parfois un snobisme vis à vis de ces machines entrée de gamme, car bien sûr un Minimoog sonne probablement mieux, mais pour autant, ces instruments plus chers et rares ont-ils fait découvrir à autant de gens le monde des synthétiseurs ? Au delà du débat, le microKORG sonne plutôt bien et on peut dire que la firme ne s’est pas moqué des gens et a fait un instrument dont elle pouvait être fière. La machine a marqué son époque, et continue de jouer son rôle avec une constance désarmante, sa longévité parle pour lui.
(1) Ce n’est pas le sujet, et malheureusement, nous ne sommes pas sûrs de le traîter dans la série, mais il existe de nombreux synthétiseurs avec une synthèse mixte à mi-chemin entre le numérique et l’analogique, généralement les formes d’ondes sont digitalisées et passent ensuite dans des filtres analogiques. Citons la série DW chez Korg ou le ESQ-1 chez Ensoniq.
(2) Il y a des chances que nous évoquions ici à nouveau la synthèse FM (pour Frequency Modulation), mais en tout cas il faut savoir que c’est un moteur de synthèse assez ardu et exigeant et dont les résultats sont nettement moins prévisibles que la synthèse soustractive. L’idée générale est de faire de multiples modulations d’une forme d’onde simple (dans l’immense majorité des cas : une sinusoïdale). Ces multiples modulations sont arrangées selon un certain ordre et constitue des opérateurs. La vidéo d’Andrew Huang sur le sujet est franchement bien fichue pour ceux qui souhaiteraient mieux comprendre. En tout cas pour donner une idée, le DX7, fleuron du genre, comportait 6 opérateurs constitués de sinusoïdales.
(3) Nous n’avons pas retrouvé son prix précis en France à sa sortie en 2002, cependant il était de 399£ en Angleterre et à 442€ en 2004 en France, donc très probablement dans les 500€ à sa sortie dans l’Hexagone, soit moins du tiers d’un Nord Lead à l’époque.
(4) Micron qui deviendra Miniak chez Akai, dans les deux cas l’instrument n’est plus commercialisé. Le MiniNova est lui en revanche bel et bien disponible et constitue le seul véritable concurrent direct du microKORG.
(5) Voici les années de production des best-sellers:
Korg M1: 1988-1994
Roland D50: 1987-1990
Yamaha DX7 (en incluant la version II): 1983-1989
élargissons à d’autres synthétiseurs cultes:
Roland série Juno (6/60/106): entre 1982 et 1984
Roland Jupiter 8: 1981-1984
Korg Polysix: 1982-1985
Moog Minimoog: 1970-1981
(6) Dans le très haut de gamme: Arturia Matrixbrute, DSI Prophet 12, Korg Prologue.
Dans l’entrée de gamme: Arturia Microbrute, Novation BassStation II, Korg Monologue.
Des machines dont les prix vont de 1 à 10 !
(7) Trentemoller, Booka Shade, The Neptunes, Flying Lotus, Legowelt, Calvin Harris, Dorian Concept…
(8) Un monophonique est excellent pour s’initier à la synthèse, car il permet de comprendre l’action de chaque paramètre. Cependant, l’absence de polyphonie les dédient à un usage plus restreint qu’un polyphonique VA…
(9) Vu tout de même dans les mains de Tyler The Creator ou Tame Impala.
(10) 100 000 ventes est déjà un chiffre énorme pour un synthétiseur, peu d’entre eux peuvent se targuer d’avoir atteint un niveau aussi élevé. La plupart des synthétiseurs mythiques ont certes été énormément utilisés sur des disques mais avec des niveaux de vente modestes car dédiés aux professionnels et non aux amateurs. Le top 3 serait, selon les informations qui circulent: Korg M1 (250 000 unités), Roland D-50 (200 000 unités) et Yamaha DX7 (160 000 unités).
Excellent article.
Pour pinailler :
– il faut écrire polyvalent, pas versatile (un faux ami) : « microKORG offre une POLYVALENCE », (pas une versatilité)
– le Minilogue étant analo et moins versatile (pardon, polyvalent 😉 ) mais bien plus facile à programmer, c’est juste un cousin à mon sens, pas un petit frère.