On ne tombe pas tous les jours sur une telle mine : quatre albums d’un seul coup – soit l’intégrale et même un peu plus de l’œuvre des Beatles uruguayens – qui permettent non seulement de ressusciter les vestiges intacts et considérables d’un patrimoine musical qui n’avait, jusqu’à présent, resurgi que par bribes. Mais qui revitalisent également de manière stimulante cette éternelle interrogation, peut-être aporétique, qui travaille depuis toujours les amateurs de pop : comment rendre compte des émotions suscitées par une forme culturelle dont les critères esthétiques issus de la culture savante peinent à décrire la spécificité ? Que penser ou que dire lorsque ni l’innovation esthétique radicale, ni l’irréductible singularité du Génie incarné dans la figure centrale du créateur, démiurge de son propre univers, ne sont pertinents pour décrire ce qui s’est déroulé d’essentiel ?
La proximité géographique avec Jorge Luis Borges entrouvre sans doute une première piste qui – à l’instar de ce que suggère l’auteur de Fictions, (1944) dans une des nouvelles de ce recueil, Pierre Menard, auteur du Quichotte – conduirait à croire que la valeur de l’œuvre réside principalement dans l’écoute, tout autant que dans les chansons elles-mêmes. Ce serait ainsi le même écoulement du temps qui autorise, chez l’écrivain argentin, le narrateur-lecteur à conclure que les fragments identiques rédigés par un obscur scripteur français contemporain sont dotés d’une complexité et d’une profondeur très supérieures aux textes antérieurs de Cervantès, et qui pousserait à abolir la hiérarchie supposément intangible entre les copies et les originaux. Cinquante ans d’usure, de répétition et de lassitude auraient ainsi suffi à épuiser une grande partie du charme adolescent et primesautier des premiers Beatles. Et pour qui souhaiterait retrouver un peu de l’intensité de l’étincelle initiale, les seules solutions consisterait alors, soit à collectionner les pistes alternatives dans l’attente souvent déçue d’y découvrir la même chanson mais un peu différente, soit à se tourner vers les centaines d’ersatz disponibles sur tous les continents. Passion pour les archives ou accumulation indéfinie de raretés beat sont les deux versants d’un même fantasme. Sans doute y a-t-il ici matière à l’assouvir. Et on peut, sur le modèle borgésien, restituer une première version de l’histoire.
Elle commencerait bien évidemment le 9 février 1964 – date du premier passage télévisé des Fab Four dans le Ed Sullivan show. Les échos ne tardent pas à en résonner sur l’ensemble du continent américain, et jusqu’à Montevideo. Dès l’été, la Beatlemania déferle en Uruguay comme sur l’ensemble de la planète. John, Paul, George et Ringo n’étant pas en mesure de satisfaire l’ensemble de la demande mondiale, les déclinaisons locales se mettent à assurer une bonne partie du boulot : des Pays-Bas jusqu’au Japon, imitations et adaptations en langues vernaculaires se multiplient. C’est en observant le succès rencontré, à leur arrivée à Rio De La Plata, par Los American Beetles, un obscur quarteron d’imitateurs venus de Miami, que Hugo et Osvaldo Fattoruso ont l’idée de se laisser flotter eux-aussi sur l’air du temps. Tout comme leurs deux compagnons d’aventure recrutés pour l’occasion – Roberto Pelin Capobianco et Carlos Calo Vila – les frères Faturoso sont déjà dotés, en dépit de leur très jeune âge, d’une solide expérience sur la scène jazz de Montevideo. Suffisamment, en tous cas, pour décrypter sans peine les recettes et les secrets de fabrication de leurs modèles : les rythmes, les progressions d’accord, les harmonies vocales sont reproduites et déclinées à la perfection sur un premier Lp – Los Shakers (1965) – et un série de singles qui érigent – plus de dix ans avant l’apparition des Rutles – le pastiche au rang des Beaux Arts.
Les coupes de cheveux, les costumes et jusqu’à la typographie des pochettes Odéon sont respectées à la perfection, afin de mieux devancer les attentes idolâtres des foules sud-américaines. Le produit anticipe et intègre les usages attendus jusque dans les inscriptions des tempos à côté des titres des chansons – deux modèles sont prévus, à peine moins que dans le nuancier originel du fordisme, Shake et Slow Shake – pour perdre le moins de temps possible en surboum. La valeur d’usage domine donc, mais le design est impeccable et le plaisir intact. La suite du récit pourrait donc se dérouler linéairement à partir de cette même matrice. Avec les quelques mois nécessaires aux transferts technologiques et autres artifices de la contrefaçon, Los Shakers décalque With The Beatles (1963) puis s’en suivent les copies de Rubber Soul (1965) – For You (1966) et de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band (1967) – La Conferencia Secreta Del Toto’s Bar (1968). Fin de l’histoire. Ou plutôt de sa première version.
Il semble pourtant qu’il s’agisse aussi d’autre chose. C’est une autre aventure qui se raconte en filigrane. Bien plus captivante encore. Ce fantastique travail de réédition proposé par Guerssen oblige en effet à constater que, pour Los Shakers comme pour beaucoup d’autres, les capacités créatives ont insidieusement trouvé à s’épanouir dans les interstices du processus de reproduction uniforme mis en place par les industries culturelles. C’est dans ces failles et ces intervalles que se dissimule la beauté, lorsque la mécanique magistralement calibrée se dérègle insensiblement. Dès le deuxième album – For You, donc – les Fab Four uruguayens se risquent au décalage bien plus souvent qu’ils ne se complaisent dans le décalque et introduisent des éléments largement étrangers aux références alors familières des protégés de George Martin : un orgue aigrelet qui transperce les mélodies, des harmonies vocales déjà bien plus inspirées de celles des Beach Boys ou des Hollies que des Beatles, des modulations rythmiques très au-dessus du registre ultra-sobre de Ringo et même quelques touches instrumentales locales. Sans plan d’émancipation concerté, la résistance s’organise à petites touches.
Deux ans plus tard, la thèse de l’uniformisation culturelle imposée par les forces implacables de l’impérialisme anglo-saxon et du rouleau compresseur du soft power importé ne tient plus. La réalité n’apparaît pas nécessairement plus complexe, elle est tout simplement autre. La Conferencia Secreta Del Toto’s Bar, sans nul doute l’œuvre majeure du groupe, reste résolument connecté au génie des Beatles – bien davantage, d’ailleurs, à Revolver (1966) qu’à Sgt Pepper (1967) – mais d’une manière très distante et très libre. S’y entremêlent les rythmes du candombe ou du tango, le son du bandonéon et d’autres éléments issus de la culture locale qui prouvent, une fois de plus, que les sources puis les développements du psychédélisme et de la world music sont intimement liées. Pour le groupe d’origine, l’histoire commune se conclut donc en apothéose. Le dernier volet de ces rééditions ajoute cependant au testament déjà considérable un codicille tout aussi captivant. Attribué aux Shakers au moment de sa publication au Brésil, en 1971, In The Studio Again n’est pourtant connecté que de manière périphérique aux Fab Four de Montevideo. Issue d’une fusion entre la section rythmique des Shakers et The Innocents – un autre groupe beat de Montevideo au sein desquels on retrouve deux des frères de Roberto Pelin Capobianco, le bassiste des Shakers : tout le monde a suivi ? – la nouvelle formation interprète une belle série de compositions pop originales ainsi que quelques reprises qui donnent une idée assez précise des références privilégiées : It’s Too Late de Carole King et Too Many People de McCartney – on pense beaucoup à Ram (1971) en écoutant cet album et c’est un compliment. Remarquable exemple de pop baroque à la sud-américaine, Someone et From My Bed soutiennent plus qu’honorablement la comparaison avec les originaux. Mais il est évident, au terme de cette histoire, que la distinction-même entre le modèle et sa copie est de toute façon inopérante. Et c’est tant mieux.
Merci à l’excellent et indispensable Mathieu Grunfeld, l’un de mes journalistes préférés de l’ancien Magic pour ce très beau papier.
Quelle découverte . Incroyable groupe. Il nous semble avoir déniché un groupe anglais inconnu et magnifique des années 60.
Ils sont Uruguayens. Du très haut niveau.