Sur An Idea in Everything, deux soixantenaires (le guitariste Glenn Jones et l’auteur David Greenberger) et un quarantenaire (le batteur Chris Corsano) mettent en voix et en musique des paroles recueillies auprès des pensionnaires de maisons de retraite. Peut-être le disque le plus vif, stimulant, drôle et touchant de l’année.
La tentation est grande de rester en territoire connu, dans les frontières familières que dessinent des labels ou des artistes déjà croisés, des genres identifiés. C’est ce qui guide souvent la main au moment de choisir un disque dans la pile de ceux qui arrivent chaque semaine, sans discontinuer, les derniers reléguant au fond ceux d’avant.
C’est en fouillant dans cette pile que mon regard s’est porté sur An Idea in Everything, qui est sorti en tout début d’année et m’avait échappé. Le territoire connu, c’était d’abord le nom d’Okraina Records, merveilleux label bruxellois fondé par Philippe Delvosalle, qui ne publie que des vinyles 25cm, dont les pochettes sont systématiquement réalisées par Gwénola Carrère. Ses dessins habillent avec une égale vivacité les albums enregistrés par Delphine Dora et Mocke, Éloïse Decazes et Eric Chenaux ou encore Rev Galen. Une certaine idée du folk et de la poésie, libres comme il se doit. L’autre nom familier de ce An Idea in Everything, c’était celui de Glenn Jones. A 64 ans, ce guitariste américain est l’un des plus grands héritiers de l’American Primitivism de John Fahey. Il a d’abord fondé le groupe Cul de Sac au début des années 90, avant de publier des albums sublimes sous son seul nom, entièrement instrumentaux, où son jeu de guitare et de banjo est particulièrement expressif et émouvant. A l’occasion de la parution de Fleeting en 2016 (sous le label Thrill Jockey), je l’avais reçu en session dans Label Pop. C’est l’un de mes plus beaux souvenirs et l’une de mes plus grandes fiertés que d’avoir pu enregistrer et rencontrer Glenn Jones, un musicien d’une gentillesse et d’une bienveillance à la mesure de son talent. Sur An Idea in Everything, il est associé au batteur Chris Corsano, qui est à l’origine du disque et le produit, et d’un certain David Greenberger, 63 ans, que je ne connaissais pas mais qui a un parcours incroyable. A la fin des années 70, diplôme des Beaux Arts en poche, Greenberger prend un poste de directeur des activités dans une maison de retraite. Mais plutôt que d’utiliser la peinture, sa spécialité, il préfère… la conversation. Pas à la façon de quelqu’un qui recueillerait la parole pour garder une trace de l’histoire ou du savoir de ses interlocuteurs, plutôt à la façon d’un portraitiste attentif aux personnalités, aux souvenirs et aux petites choses, au quotidien. Ces conversations, il les consigne dans un magazine artisanal (oui, un fanzine comme celui que vous tenez entre les mains) : The Duplex Planet. Créé en 1979, il existe encore aujourd’hui. Au fil des années, ses récits ont pris d’autres formes : des disques, des performances, des concerts, des essais, des bandes dessinées, de nombreuses contributions pour la NPR, la radio publique américaine, à laquelle Greenberger collabore pendant près de 15 ans. Et puis aujourd’hui cet album, An Idea in Everything.
Car en toute chose, il y a une idée. En toute chose, il y a de la beauté.
La joie est immense de découvrir un territoire inconnu. C’est le sentiment qui étreint à l’écoute des vingt-huit courtes plages de ce disque incomparable. On y entend David Greenberger lire des histoires et propos qu’il a recueillis dans des maisons de retraite à Milwaukee, New York, Boston, Los Angeles ou Atlanta. La pochette donne les noms des gens qui lui ont confié leurs souvenirs et réflexions. Sa façon de les dire est incroyable, à la fois touchante, drôle et respectueuse. C’est très vivant mais Greenberger n’en fait pas trop. A ses côtés, Glenn Jones et Chris Corsano improvisent des rythmes et mélodies qui soulignent la singularité de chaque texte : absurde, débraillé, confus, délicat, mélancolique. Là aussi, leur travail est souple, joueur, sensible et respectueux. Souvenirs d’un ancien pilote d’avion amateur, d’un père fan de blues “qui savait rendre chacun de ses enfants spécial et unique”, d’un homme qui – au lycée – a du choisir entre la pratique du trombone et celle du football parce que “dans les années 40, tu ne pouvais pas faire les deux” ; considérations d’un ancien fumeur, d’un chanteur qui officie à l’église, dans des mariages et des enterrements ; réflexions sur les planètes, Ringo Starr ou les rasoirs. Ces vignettes ont l’éclat brut des nouvelles de Raymond Carver, cette même capacité à faire surgir beaucoup – y compris l’étrangeté – de mots et situations simples, avec une économie narrative attentive aux gens et à leurs histoires. Car en toute chose, il y a une idée. En toute chose, il y a de la beauté.