Depuis maintenant dix-sept ans, Carl Newman ne cesse de prolonger une aventure singulière, initialement destinée à demeurer sans lendemain. Conçu à l’origine comme un rassemblement ponctuel et convivial de quelques unes des pointures de la scène indie-rock de Vancouver, The New Pornographers s’est peu à peu affirmé comme un groupe majeur de ce siècle, capable de s’inscrire dans la durée à coup de tubes mélodiques et pleins d’une énergie euphorique et communicative. Désormais seul maître à bord ou presque – Dan Bejar n’a pas pu, pour la première fois, participer à l’album et Neko Case n’est pas de la tournée – Newman poursuit cette année avec l’excellent Whiteout Conditions un virage déjà amorcé sur Brill Bruisers (2014) vers des sonorités de plus en plus riches, où les sonorités synthétiques surlignent désormais la puissance des guitares. En juin dernier, quelques heures avant un concert parisien mémorable, il a consenti à partager quelques uns des secrets de fabrication de cette pop totale.
Les nouvelles chansons, notamment Whiteout Conditions, ont été écrites dans un contexte personnel difficile. Pourtant, la musique n’a jamais été aussi enjouée. Comment expliques-tu ce paradoxe ?
J’ai toujours été plus inspiré dans les périodes pénibles de ma vie. J’imagine qu’un psy rattacherait cela au besoin de sublimation. C’était déjà le cas du tout premier album de The New Pornographers, Mass Romantic (2000) que j’avais composé alors que je sortais à peine d’une relation amoureuse complètement merdique. Cette fois-ci, c’est un peu différent et sans doute un peu plus tragique. Sans trop rentrer dans les détails, la mort a été très présente autour de moi ces derniers temps. A chaque fois que ça va mal, j’ai tendance à me concentrer davantage sur la musique, sans doute pour y trouver une forme de refuge ou d’échappatoire.
Le contraste entre une musique très joyeuse et des paroles plus tristes ou mélancoliques est assez constant dans ton œuvre.
Oui, tout à fait. C’est peut-être ma marque de fabrique. J’ai toujours conçu la musique comme un excellent moyen d’évasion, même avant d’en jouer moi-même. Quand je compose, j’ai tendance à reproduire ce rapport très ludique que je pouvais avoir avec les chansons pop quand j’étais adolescent. J’ai donc tendance à créer des mélodies et des arrangements très légers et joyeux. En revanche, quand je passe ensuite à l’écriture des paroles, je n’ai pas envie de rechercher l’évasion ou la superficialité. Je m’inspire davantage de mes propres expériences qui se trouvent être souvent plus douloureuses. C’est à ce moment-là que les chansons deviennent plus aigres-douces.
Tes premières expériences de fan ont donc été marquées par ce désir d’évasion ?
Oui, mais c’est pareil pour beaucoup de gens j’imagine. Quoique, il y en a aussi qui préfèrent écouter des chansons tristes quand ils le sont eux-mêmes. Ce n’est pas mon cas, ou très rarement. J’ai toujours ressenti le besoin d’être soutenu et revigoré par mes chansons favorites, particulièrement quand je ne vais pas très bien.
À bien des égards, Whiteout Conditions semble prolonger un certain nombre d’innovations formelles qui étaient apparues sur l’album précédent, Brill Bruisers : présence plus marquées des claviers et des sons synthétiques, des rythmes plus variés. Les deux disques ont-ils été conçus dans la continuité l’un de l’autre ?
Exactement. Whiteout Conditions est, à mes yeux, le deuxième chapitre d’un nouveau récit que j’ai commencé à écrire en 2014. Les guitares sont toujours très présentes mais j’ai eu l’envie d’utiliser davantage d’autres instruments, notamment des synthés. Il faut dire que la plupart des programmes sont devenus beaucoup plus simples à utiliser. C’est tellement facile aujourd’hui que même quelqu’un d’aussi peu compétent que moi parvient à se débrouiller. Je me suis aperçu, notamment lorsque nous répétions ou que nous nous amusions à improviser entre nous, que j’avais de plus en plus envie d’entendre ce genre de sons. En plus, ça donne une impulsion et une énergie folles aux chansons. Sur celle qui donne son titre à l’album, par exemple, si on retire ce motif d’arpégiateur à la Moroder, on a tout de suite l’impression que le rythme est ralenti. J’aime bien utiliser les synthés pour jouer une trame rythmique : ça donne plus d’impact au morceau, je trouve.
De l’extérieur, votre musique possède un charme très ludique, très léger. Vous amusez-vous aussi au moment de la conception ?
Pas tellement en fait ! (Rire.) Disons que ça demande beaucoup de travail pour donner l’impression de s’amuser. En général, nous commençons par construire le squelette de la chanson, ou sa charpente : nous travaillons à trois, autour d’une trame de base guitare-basse-batterie. Cette phase peut être parfois assez longue et ingrate. Ensuite, nous essayons toutes sortes d’arrangements et d’ornementations musicales sans forcément nous poser de limites. A ce moment-là, on peut dire qu’on rentre dans une forme de travail plus plaisante et qui s’apparente davantage au jeu.
La chanson High Ticket Attractions évoque l’imminence des élections présidentielles de 2016 aux USA. Qu’est-ce qui t’a motivé à aborder ce thème politique alors que tu n’es pas un songwriter particulièrement engagé d’habitude ?
Je ne sais pas trop en vérité. Ça s’est imposé à moi comme une forme d’évidence, comme si le monde extérieur s’était invité à ma porte. C’est difficile de ne pas en tenir compte dans une période où une bonne partie de l’humanité passe sa vie à se demander tous les jours ce que ce maniaque va bien pouvoir inventer. En même temps, cette chanson n’exprime pas un point de vue politique très précis et circonstancié. Les paroles restent assez vagues et témoignent simplement de cette angoisse que l’on peut ressentir à l’approche d’une catastrophe imminente. Je n’ai pas la prétention de devenir un auteur engagé. Je préfère concevoir les textes de mes chansons comme des petites nouvelles assez floues dont seules quelques personnes attentives seront capables de déchiffrer le sens.
Une fois encore, les harmonies vocales mixtes sont très riches et très présentes. Comment les travaillez-vous ?
Tu me demandes s’il y a une méthode dans notre folie ? (Rire.) Ça dépend vraiment des cas. Parfois, les harmonies s’imposent de façon évidente. Pour ce disque, j’ai envoyé pas mal de chansons à Kathryn (ndlr. Calder, chanteuse et claviériste du groupe) avec pour consigne d’essayer de chanter à chaque fois quelque chose d’amusant. Pour The World Is A Theater, elle m’a proposé cette espèce de ping-pong bizarre à deux voix que nous avons conservé sur la version finale. C’est elle également qui a eu l’idée de rajouter les voix en boucle à la fin de Play Money.
Il y a des moments ou ces harmonies m’ont fait penser à Abba.
J’aime bien cette idée et j’apprécie le compliment, en espérant que cela en soit un. Je vois ce que tu veux dire, en tous cas. Le Best Of d’Abba ou les meilleurs albums d’ELO font partie de mes références en matière de production et d’arrangements, c’est certain. Ce ne sont pas nécessairement les disques que j’apprécie le plus sur un plan personnel, mais c’est une musique passionnante parce qu’elle s’incruste très vite et très durablement dans la mémoire. Ce côté presque infectieux de la mélodie me fascine parce que ce n’est pas facile du tout à faire. Toutes ces chansons n’ont l’air de rien et, pour une oreille non avertie, on pourrait croire que ce sont des popsongs toute simples et un peu stupides. Mais si on essaie de les jouer, on se rend compte que c’est loin d’être le cas. Idem pour ce qui concerne Donald Fagen de Steely Dan, l’un de mes songwriters préférés. Je crois qu’il n’y a jamais eu de chansons plus bizarres que les siennes dans les cinq premières places des charts américains.
Depuis 2014, vous avez également recruté un nouveau batteur, Joe Seiders. Est-ce que cela explique l’apparition de rythmes plus variés sur ce nouvel album ?
Cela n’y est pas étranger, c’est certain. Notre ancien batteur avait un peu tendance à considérer qu’il était seul responsable des rythmiques et des percussions. Joe est un peu plus ouvert au travail collaboratif et aux expériences nouvelles. Nous avons ainsi pu mélanger des rythmiques synthétiques avec la batterie ou rajouter des petites touches de calypso sur certains titres. Globalement, les cadences sont plus rapides et plus métronomiques. Nous avons énormément écouté le premier album de The Feelies, Crazy Rhythms (1980) qui était vraiment notre référence absolue au moment de l’enregistrement. J’adore ce son très rapide et intense mais sans pour autant être agressif. Abba et les Feelies : finalement, c’est plutôt cool !