Te Estoy Amando Locamente de Las Grecas est partout à la radio en Espagne en cette année 1974. Fierté de la culture cañi (gitane), la chanson est désormais un classique de la pop espagnole. Il y a quelques années, Rosalía reprenait d’ailleurs le titre dans ses concerts. Derrière cet étonnant 45 tours, les sœurs Carmela et Edelina Muñoz Barrull chantent le flamenco comme personne d’autre. Nées en Espagne, les chanteuses font leurs armes dans des fêtes espagnoles en Argentine. Après leur retour au bercail, la plus grande des deux (Carmela) chante dans un tablao, bientôt rejointe par la benjamine. Baptisées Las Grecas (à cause d’un morceau de leur répertoire) et repérées par Manolo Caracol, elles signent un contrat et sont envoyées en studio avec le compositeur Felipe Campuzamo et le producteur José Luis de Carlos. Le succès du single est immense (500 000 copies) et un peu plus tard, Gipsy Rock (CBS, 1974), le premier album scelle le destin incroyable de Las Grecas.
Chant flamenco certes, mais tellement plus : Gipsy Rock annonce d’ailleurs la couleur dès son titre: du rock gitan. L’idée était dans l’air depuis quelques années. Partout à travers le monde, la musique folklorique locale intéresse la jeunesse. Cette dernière en quête de sens et de contreculture s’éprend de chansons des temps immémoriaux. Malgré la présence du dictateur Franco (qui décède en 1975), l’Espagne n’échappe pas à la règle. Après la vague beat des années 60, l’Espagne s’éprend de rock underground et de rythmes gitans. La rumba (madrilène ou catalane) de Peret et Los Amaya séduit ainsi autant la jeunesse ibérique que l’électricité de Tapiman ou Evolution. La rencontre du flamenco et du rock n’était qu’une question de temps. Las Grecas se nourrissent de ce contexte. Sur Gispsy Rock figure d’ailleurs une reprise de Dolores Vargas (Achilipu) et une de Smash (El Garrotín), les pionniers du rock andalou. Las Grecas furent à l’avant-garde de cette fusion, avant Triana ou Los Chorbos.

Un demi-siècle plus tard, cet album garde une saveur particulière. Les frangines ont la rage et la musique traduit brutalement cette énergie. Les musiciens (Eddy Guerin, Johnny Galvao ou Pepe Nieto) se font plaisir et explorent toutes les sonorités du rock contemporain (pianos électriques, percussions, wah-wah et fuzz à gogo). La rencontre est explosive et dépasse les attentes. Les deux registres se complètent, dialoguent et font corps ensembles. Comme le rock anatolien, cette musique combine l’universel et le particulier. En dix morceaux, Las Grecas ne font pas de quartier. En moins de 33 minutes, Gipsy Rock vous précipite dans une bacchanale sonore dont il est difficile de sortir indemne. Las Grecas déroulent un album cohérent, dense et sans temps mort. Dès la superbe Te Estoy Amando Locamente, les jeux sont faits. Les quelques notes de guitares acides préparent le terrain avant d’enquiller sur une mélodie espagnole pure sucre. La machine est lancée, elle est inarrêtable. La reprise d’El Garrotín démarre comme une chanson des Beatles mais le piège se referme sur vous aussi vite! Orgullo est une merveille d’arrangement rock immédiatement suivi de la fantastique Achilipu. Dans sa seconde partie, l’album ne faiblit pas, comme en témoignent les excellentes La Zarzamora, Amma Immi ou Asingara. Gipsy Rock est un classique du rock ibérique, un disque d’une énergie rare. Mieux, il offre un témoignage vibrant sur les mutations qui agitent l’Espagne des années 70. Las Grecas portent un héritage et le métamorphosent en une musique d’une redoutable acuité.