Dans quelques jours, s’ouvrira l’Euro 2024 en Allemagne. Ce tournoi majeur de football verra jouer les plus belles équipes du continent, dont une prometteuse équipe de France, vice-championne du monde, toujours menée par son prodige MBappé et son inséparable sélectionneur Didier Deschamps. « DJ Deschamps », comme on le nomme ici de façon amicale, justement : en 2004, il était tout jeune retraité de sa carrière de joueur, après une folle Coupe du monde (1998) et un Euro incroyable (2000). KMB avait alors 6 ans et Katerine, lui, naviguait entre deux eaux, affichant déjà 36 ans au compteur : reconnu certes pour un beau début de carrière tout feutré par la critique, mais pas encore une vedette, malgré une discographie déjà bien fournie, personnelle et de collaborations à tout va.
C’est une association entre deux pivots de la presse, Les Inrockuptibles, qu’on ne présente plus, et So Foot, qui va lui donner une improbable fenêtre pour exprimer son amour du sport. Parce que la première fois qu’on a croisé Philippe au début des années 1990, lors d’un tournoi réunissant les amoureux de la pop à la « Gaube » (près de Nantes), c’est ainsi qu’on me l’a raconté : « j’ai vu Katerine, il avait ses chaussures à crampon et lisait l’Equipe ». Pour l’anecdote, c’est son équipe à lui, composée de membres des Little Rabbits (on y reviendra), gaillards patentés, qui remporta haut les mains (peau de lapin) la compétition. Bref. So Foot, pour préciser, est à l’époque l’étoile montante de la presse et donne un coup de fouet (et de jeune) au journalisme sportif. Il suffit de voir le développement actuel tous azimuts de So Press (Society, So Film, …) ou d’écouter maintenant les podcasts de L’Equipe (Crunch, par exemple) pour mesurer l’influence du ton et du style alors nouveaux proposés par la rédaction de Franck Annese. C’est lui, d’ailleurs, qui raconte dans ce numéro commun (un split magazine, comme on faisait des split singles) la fabrication de ce CD 2-titres, offert avec la revue (délicieusement refermée par des lacets Puma, placement produit, généreux donateur, mécène pointu) spécial Euro 2004. Si la rencontre entre le foot et la musique était plutôt source d’hilarité ou de consternation (ces fameuses commandes ringardes, toujours à la ramasse, salut Johnny, salut New Order), si elle avait déjà été entérinée par Libération en 1998, avec une compilation Amour Foot (je crois me souvenir que le quotidien le distribuait gratuitement grâce à un bon de commande à découper) – et proposant notamment une de mes chansons préférées à la gloire du ballon rond, l’immense Coupés du monde des Fabulous Trobadors), elle était surtout un cliché de la culture anglo-saxonne, et on ne peut pas dire qu’on attendait vraiment Katerine sur le sujet : car le Nantais a pour mission de composer un hymne alternatif à la compétition, et il va prendre brillamment tout monde par la bande, comme à son habitude.
Grand pont et bonne pioche, puisque, pour s’acquitter de la commande, Katerine bénéficie de la présence de sa compagne d’alors, Hélèna Noguerra, musicienne, chanteuse et écrivaine, dont les origines portugaises tombent fort à propos : l’Euro 2004 se déroule au Portugal. Le résultat, deux chansons microscopiques, en duo, qui tournent en dérision les rapports conflictuels qui peuvent surgir dans un couple lors de grands événements sportifs télévisés : désintérêt, ennui, méconnaissance amusée d’un côté, passion et engagement démesuré de l’autre. Euro 04 étale un dialogue savoureux entre un fin connaisseur – de son album Panini – qui fait répéter à sa compagne les noms des joueurs vedettes, comme un jeu Panini en chanson. Helena surjoue l’idiotie dans un moment très drôle où elle inverse nom et prénom des joueurs (« Patrick ? … Henry« ), tandis que Katerine s’amuse de ce rôle de professeur, agacé devant son élève dissipée. Calmos est un chef d’œuvre inattendu, mettant en scène l’énervement du supporter de canapé – Katerine joue avec le langage en s’appropriant les cris et borborygmes de l’emportement (d’après la note d’intention, un hommage à Eugène Saccomano, commentateur sportif sur Europe 1 et qui énervait mon père en hurlant de façon expressionniste et inaudible dés que la ballon s’approchait de la surface de réparation, fabuleux moments de radio), rappelé à l’ordre à intervalle régulier par un fabuleux et froid « eh oh calmos », proto mème intra-familial depuis.
Il ne faudrait pas trop nous pousser pour donner une importance plus grande à ces deux petites chansons, novelty comme on dirait en Angleterre. A priori anecdotiques, on pourrait leur donner une tout autre dimension : pourquoi pas une étape, décisive pour Katerine, vers une autre façon d’aborder sa musique et qui va le mener dans une autre dimension. Les deux chansons composées au débotté permettent une rencontre visiblement imprévue avec Gonzales qui va prendre en main les machines, et avec Renaud Letang, le fameux producteur, à la réalisation. Mieux, Katerine met de côté sa façon classique d’aborder l’écriture et la composition, jusque là plus ou moins corsetée par son admiration pour la bossa, le jazz et la chanson (trop) bien peignée des années 60 (avec une sorte de raideur timide, qu’on adorait, hein). C’est aussi une nouvelle façon d’aborder les mots, d’assumer une certaine grossièreté, déjà expérimentée, mais avec un volontarisme un peu forcée, on pense à Je vous emmerde par exemple, aux expériences de l’album miroir L’homme à 3 mains, ou à celles de Boulette et du Général Fifrelin, doubles fabuleusement malaisants apparus dans le trou noir open disc – CD-ROM de 8ème ciel. Ecriture moins maniérée, ou plus réaliste, plus contemporaine, plus simple plutôt, économie des mots surtout. Il faudrait d’ailleurs se repencher sur l’influence de ses compagnons d’arme, les Little Rabbits que j’évoquais plus haut : déjà en 1998 (l’album Yeah) et en 2000 (La Grande Musique), ils expérimentent en français ce type d’expression avec des chansons débraillées comme La piscine, L’amour, Une belle fille comme toi, Simca 1000, ou La grande musique, mélangeant spontanéité de l’écriture et machines primitivement agencées.
Bref, on peut considérer avec le recul ce 2-titres comme un banc d’essai, ou du moins – on peut imaginer une certaine simultanéité dans la conception – la première partie émergée de l’iceberg à venir qui va tout défoncer (avec la même équipe aux commandes, Letang, Gonzales, Noguerra en inspiratrice et plus sans doute), des campings des champs aux clubs hipsters des villes, de ta grand-mère de 77 ans à mon petit neveu de 7 ans, des pages photocopiées des fanzines un peu chieurs aux papiers glacés des revues people un peu chiantes. Ce travail de lâcher prise en profondeur, Robots après tout, un des disques français les plus importants de ces dernières années, qui apporta ce succès démesuré, définitif et tant espéré par le plus dingue et le plus attachant des chanteurs de ma génération, l’illustrera dans la foulée, en long, en large et en travers.
Merci de m’avoir remis ces 2 titres en tête : ce titre avait rythmé mon été 2004. Accompagné de Happiness in Magazines de Graham Coxon ou de Nightfreak and the Sons of Becker de The Coral, il avait composé la bande-son d’un doublé de Zidane dans les arrêts de jeu, d’une victoire contre la Suisse avant que la Grèce nous force à changer de disque.