Pendant les six années qui séparent l’interview et la chronique que nous proposons de (re)découvrir ci-dessous à l’occasion de ses concerts de la semaine à La Villette Sonique et au TINALS, John Maus n’a publié aucun disque. En ce qui nous concerne, entre We Must Become The Pitiless Censors Of Ourself (2011) et Screen Memories (2017), la terre s’est presque arrêtée de tourner. Dans l’espace cosmique où l’intéressé vit retranché quand il quitte notre planète, il a récemment prétendu que seulement 10 minutes s’étaient écoulées (1). Il est vrai que John Maus, son art et son engagement n’ont pas changé d’un iota. Pour le reste, précisons que John Maus a eu le temps de se marier, de bricoler un synthétiseur modulaire, de mener à bien une session d’enregistrement dont sont sortis deux nouveaux chefs-d’œuvre (Screen Memories et le tout neuf Addendum) et de répéter ses chansons avec son frère et un véritable groupe pour des concerts toujours aussi spectaculaires, dont celui de ce samedi 02 juin, sur la scène Paloma du This Is Not A Love Song Festival.
Obsédante, passionnante, jouissive, cosmique et pop… Voici quelques qualificatifs sur lesquels s’accorderont certainement tous ceux qui sont familiers de la prose de l’ancien stentor de Los Angeles, ce très sérieux génie retranché dans ses terres natales du Minnesota. Certes, il n’est heureusement nul besoin de glose pour apprécier la musique de John Maus à sa juste valeur, mais la beauté irradiante de ses chansons est aussi intimement liée aux réflexions savantes (et souvent naïves) de son auteur. Oui, il suffit d’avoir goûté au charme énigmatique de Maniac,Time To Die et Through The Skies For You (trois chansons de l’inaugural Songs, 2006), comme un premier doigt dans l’engrenage pour espérer comprendre cet artiste infiniment plus bavard que productif.
Une longue maïeutique… Trois années de dur labeur auront été nécessaires à John Maus pour donner (enfin) une suite à la hauteur du sublime Love Is Real (2007). Cet album d’une richesse hors du commun qui n’a encore pas cessé de révéler tous ses secrets, et dont l’écoute constitue toujours une expérience bouleversante. Un recueil de chansons immédiates, accompagné d’un sens subtil de l’autodérision qui prônait l’amour et les commandements moraux de la foi chrétienne en opposition contre les vilenies de l’ordre social et ses nouvelles idolâtries. Le disque “d’un fou parti dans une sanglante croisade, d’un évangéliste torturé combattant les profanateurs du gospel de l’amour véritable” , comme le décrivait avec exactitude son ami Ariel Pink. John Maus approuve et explique sa démarche : “Même si je m’en distancie, il y a quelque chose de très radical dans le message religieux, une parole révolutionnaire qu’il est intéressant d’opposer aux réactionnaires qui la brandissent…” Ce thème de la lutte traverse l’œuvre – à la fois très conceptuelle, idéaliste, drôle et indéniablement belle – du jeune homme qui conçoit son rôle de musicien comme un sacerdoce libératoire. Tributaire de l’héritage du philosophe Jacques Rancière visant à reconnaître et encourager l’émancipation du spectateur/auditeur en acteur pensant, le musicien apprenti sorcier refuse une forme d’élitisme qui ne considère que l’asservissement du public par le spectacle. “Kill every cop in sight /Offense the law” , chante-t-il ainsi métaphoriquement sur Cop Killer, poignante chanson de son troisième LP.
Sans jamais tomber dans l’écueil d’un lyrisme facile, il affirme : “Ma démarche est née de ma volonté juvénile de lutter contre ce que je concevais comme l’injustice”. Ainsi le commandement We Must Become The Pitiless Censors Of Ourselves emprunté à la conférence “15 thèses sur l’art contemporain” du philosophe français Alain Badiou (qu’il prend soin de citer avec de nombreuses réserves) résonne comme un impératif catégorique dans notre de société de surcommunication : “Ne rien livrer au monde qui ne soit absolument nécessaire et ne réponde à l’exigence d’imaginer, par l’art, un monde meilleur” . Dès lors, on comprend mieux le (trop) long silence qui a suivi Love Is Real , le mutisme de l’artiste insatisfait qui fait et défait sans cesse son œuvre avant de la juger digne d’être dévoilée. Il s’agit d’une quête infinie que décrit le musicien sur le titre exaltant Keep Pushing On, à la manière du Mythe De Sisyphe (1942) d’Albert Camus : “Chercher à comprendre le monde, poursuivre sans fin cette lutte n’est pas un fardeau, mais la plus grande des opportunités qui nous soit donnée. Que faire d’autre ? S’asseoir et regarder la télé ? Il faut sans cesse poursuivre cette recherche de la vérité et ne jamais se contenter de la moindre réponse car c’est précisément ici que se loge le diable…”
Cette même idée de combat saute à l’esprit lorsque l’on voit John Maus sur scène, évoquer le prêcheur et le boxeur en représentant ce qu’il nomme “ la vérité de la pop”. Lors de ces prestations économes en moyens, il hurle par dessus les enregistrements de sa musique et de sa propre voix figée sur bande, comme n’importe quel fan chante ses morceaux préférés lorsqu’il les écoute sur FM. Une prouesse scénique puissante et incarnée, à la croisée du sport de combat, de la performance artistique, du chant et du théâtre : une expérience tellement plus riche que la réduction idiote résumant cet engagement total au karaoké. Peu importe, sûr de son fait, l’intéressé s’amuse de ce genre de méprises, lui qui collectionne et cite fièrement les chroniques peu élogieuses qui lui sont infligées depuis son premier LP, Songs. Du requiem (l’Opening mortuaire qui précède astucieusement Time To Die) inaugurant ce recueil de chansons – dont la lo-fi inspirée rappelle étrangement les productions de son fidèle ami Ariel Pink – aux réussites artistiques incomparables que sont Love Is Real et We Must Become The Pitiless Censors Of Ourselves, John Maus n’a rien renié de ses altruistes ambitions originelles, mais il a considérablement étoffé ses productions et développé les thèmes et obsessions : autant de fils conducteurs pour une œuvre de plus en plus cohérente.
Un mélange de pop synthwave (Ultravox), de cold wave (Joy Division), de références aux bandes originales de cinéma (Moroder, Fiedel), au space disco, à la musique baroque (Handel, Bach) et religieuse (Josquin des Près) constitue le cœur et la singularité des chansons de cet universitaire en philosophie et sciences politiques qui a étudié la musicologie et la composition au California Institute Of The Arts. Très vite, ces études et la rencontre fondatrice d’Ariel Pink, Matt Fishbeck (Holy Shit) et Gary War déterminent les orientations esthétiques du jeune homme. “J’étudiais alors les techniques de composition du sérialisme, de John Cage, de Christian Wolff… Par réaction, j’ai réalisé à quel point la musique pop pouvait s’avérer un langage plus pertinent pour notre époque. Bien plus sensée que les autres arts dits contemporains et la musique expérimentale qui s’engoncent aujourd’hui dans une recherche absconse de la sophistication et de la distinction, la musique populaire est un langage vernaculaire qui permet également d’outrepasser le statu quo ”, se souvient John Maus qui, depuis, a toujours gardé cette foi intacte – réaffirmée explicitement sur le titre The Believer qui clôt magistralement ce triptyque pop – en la capacité de la musique à changer le monde.
Créer un langage musical, l’enrichir et le rendre signifiant est la quête d’absolu qu’il met en pratique dans ses enregistrements, conscient que la musicalité moderne est intimement liée aux choix de production, au soin apporté à la recherche sonore autant qu’elle est tributaire de l’histoire de la composition. “Une grande partie de mon travail sur mes trois albums a été de définir ce qui est du domaine de la pop et ce qui lui est étranger. L’approche noise des musiciens des années 90 qui citent Steve Reich n’est absolument pas pop, et elle n’est définitivement pas aussi radicale que celle des grands groupes bruitistes du passé. En revanche, la pop contient intrinsèquement des caricatures des fugues de Bach et des pantomimes de la musique classique : la musique pop entretient plus de relations avec le baroque qu’avec Glenn Branca ” . John Maus reste ce qu’il a toujours été : un artiste dont l’intransigeante exigence d’honnêteté est la chose la plus provocatrice qui existe. Il demeure cet authentique héros de la pop moderne, capable de lui redonner sa pertinence et sa beauté. (Xavier Mazure)
1 Aux anglophones, cette récente interview accordée à The Creative Independant est fortement recommandée.
John Maus, Screen Memories (Ribbon Music / Domino Records)
Dès les premières notes de Screen memories, quatrième album de John Maus, le synthétiseur analogique prend une fois encore toute sa place, et ce n’est pas anodin. Crée de toutes pièces par Maus, de la gravure du circuit à l’assemblage des pièces, il définit en grande partie son esthétique. Pour l’ancien clavier d’Animal Collective ou Panda Bear, et proche d’Ariel Pink avec qui il a longtemps collaboré, les sonorités de ces instruments hâtivement estampillées eighties vont plutôt chercher les bases de leurs harmonies au milieu de la renaissance, dans certaines pièces de musique médiévale qu’il a longtemps étudiées. On retrouve évidemment cet aspect dans la musique de Maus, et c’est justement ce qui la rend aussi singulière. Loin de la classer trop vite dans cette catégorie retro qu’il trouve lui-même atrocement réductrice, ses chansons sont traversées par une forme de souffle chevaleresque qui leur donne cette touche ample aux confins du psychédélisme, et aux rythmiques tranchées, qui se rapprochent quant à elles plutôt des expérimentations post punk. S’il fallait trouver une filiation, ce serait certainement du côté des Stranglers, mais Maus affirme plutôt sa passion pour les obscures productions synth italiennes et les musiques de films barrées, le titre de son disque en est d’ailleurs l’évidence la plus frappante. Le décor épique où Maus a travaillé a tout autant défini le climat général du disque. Six ans auront été nécessaires à la gestation de Screen Memories, composé, enregistré et produit chez lui, à Funny Farm, sa demeure perdue au milieu des champs de maïs du Midwest, entre grands espaces et hivers rudes. Si l’album se pose en digne successeur à We Must Become the Pitiless Censors of Ourselves (2011), où Maus habitait déjà ses compositions de sa voix gutturale souvent amplifiée d’un écho, ses nouvelles créations vont plus loin encore, notamment à travers une production beaucoup plus soignée, ce qui explique probablement le temps interminable qu’il a passé sur ce disque. The Combine et ses lyrics apocalyptiques, où cloches, cuivres, chœurs rajoutent d’entrée de jeu une touche de lyrisme baroque, sont l’introduction brillante à un disque étrangement hors du temps. Sur ses paroles cryptiques au pessimisme laconique (celles du très beau Wall Of Silence tiennent en deux lignes), Maus dissémine ses guitares saturées (Find Out) et ses claviers grandiloquents (Pets) avec le vrai génie d’un weirdo complètement décalé. Et touche parfois au sublime, comme avec Sensitive Recollections, à la douceur presque sacrée. I Am The Phantom Over The Battlefield, comme il le clame lui-même dans son titre éponyme. C’est peut-être tout John Maus en une phrase finalement, le constat désabusé du musicien diplômé d’un doctorat en philosophie politique qui se désarticule frénétiquement sur scène au son d’une lo-fi synthétique baroque et hallucinée. (Thomas Schwoerer)
« john maus is jesus (without nails) »
kanye w.