Felt : une déclaration

Projet né de l’imagination d’un seul homme à la fin des années 1970, Felt reste une sorte d’OVNI dans l’histoire de la pop indépendante britannique. Entre autres raisons à cause de la légende qui voudrait que l’énigmatique Lawrence, qui rêvait de se faire un nom à partir de son seul prénom, ait planifié l’existence de son groupe à géométrie très variable : 10 ans, 10 albums, 10 singles. Dont acte. Ainsi, depuis un dernier concert donné le 19 décembre 1989, Felt continue de susciter passions et vocations, alors que son mentor, réincarné entre temps en Denim puis Go-Kart Mozart, se refuse à toute reformation. Mais peaufine de temps à autres des rééditions, comme en témoignent les… six années passées sur de nouvelles versions à paraître en 2018.

Felt
Illustration : Maxim Cain

La passe de quatre. Après les premières versions bâclées de la fin des années 80, celles monochromes de 1992 (pochettes grises pour l’époque Cherry Red, blanches pour la période Creation) puis les versions “fac similé ” de 2003, la discographie de l’un des groupes les plus importants de l’histoire de la musique pop est à nouveau rééditée en CD, dans un format original : une boite contenant, outre l’album (presque) originel, quelques artefacts d’époque et un 45 tours. Le tout sans aucun morceau inédit ni démo déterrée –  cela va sans dire. Mais cette fois, le format vinyle est aussi à l’honneur, doté de superbes pochettes “gatefold”, qui s’avèrent autant destinées aux fans complétistes – il en existe quelques-uns – qu’à une nouvelle génération, longtemps découragée par les prix prohibitifs de ces disques pas tout à fait comme les autres – il est d’ailleurs assez incroyable de constater à quel point le public d’une formation aussi confidentielle ne cesse de se renouveler au fil du temps. Les cinq premières références annoncées pour le 23 février 2018 (le même jour que le nouvel album de Go-Kart Mozart, Mozart’s Mini-Mart), l’occasion était trop belle pour ne pas revenir de façon… décousue sur les pérégrinations d’un groupe, ou plutôt d’un homme prénommé Lawrence, rétrovisionnaire génial (il remet le Moog au goût du jour sur l’hypnotique Space Blues quatre ou cinq ans avant Stereolab, Blur ou Pulp) et perdant aussi magnifique que la plupart de ses chansons.

 

 

FeltF.E.L.T. Les lettres majuscules ont toujours accompagné ce nom à la perfection. Je ne sais pas pourquoi. Une question purement graphique, je suppose. Vous pouvez bien sourire, vous aurez beau protester (même pour la forme), il ne s’agit pas d’un groupe comme les autres. Non, cette affirmation n’est pas uniquement liée à la légende que son leader intransigeant s’est amusé à bâtir – même si, pour les béotiens, elle contribue forcément à la dimension fascinante de l’histoire. La fameuse règle de trois: dix années (la décennie quatre-vingts), dix singles (le tout premier, Index, enregistré dans une chambre en solitaire n’est qu’un prequel), dix albums (les compilations ne comptent pas). Mais cette différence – dans le sens warholien du terme –  n’est pas non plus le seul fruit des lubies (les albums doivent tous compter un nombre pair de chansons, même s’il y eut une erreur, réparée lors des rééditions – à vous de la retrouver), du sens du détail (l’interdiction faite au batteur d’utiliser les cymbales sur les premiers albums et singles) et autres habitudes invraisemblables que l’on prête à ce Lawrence de Birmingham, qui a longtemps tenté de dissimuler son nom de famille pour ajouter une part de mystère à son épopée. Mais c’était avant l’ère wikipediesque, lorsque les seules sources d’informations se trouvaient dans les notes de pochette, les articles de la presse spécialisée (britannique, essentiellement), les fanzines et sur les ondes de quelques radios (un temps) libres et / ou d’état.…

Felt1984, à Paris, chez New Rose, disquaire mythique sis rue Pierre Sarrazin, à quelques mètres du Boulevard Saint Michel et de la Sorbonne – que demander de plus lorsqu’on est étudiant ? C’est en cette année et en ce lieu regretté et fondateur de tant de passions que j’ai acheté mon premier disque de Felt, l’album Strange Idols Pattern And Other Short Stories – doute : n’était-ce pas finalement le fameux 25 centimètres exclusivement sorti en France chez Virgin (“le même label que John Lydon!”) et qui compilait en fait les premiers singles ? J’hésite maintenant… En revanche, je me souviens très bien avoir découvert le groupe et ce nom quelque temps auparavant par le biais d’une compilation essentielle réalisée sur le label indépendant Cherry Red (achetée d’occasion dans un disquaire de Montparnasse aujourd’hui disparu): le temps de trois minutes donnant rendez-vous avec l’éternité, My Face Is On Fire (deuxième chanson de la face B) conjuguait avec un tel brio fragilité et assurance que j’en suis tombé immédiatement amoureux – son auteur, perfectionniste maladif, fut lui tellement déçu du résultat qu’il décida de la réenregistrer sous le titre Whirlpool Vision Of Shame… Personnellement, j’ai dû la réécouter en boucles plusieurs jours durant, me moquant bien des autres formations présentes sur le vinyle – et pourtant: The Monochrome Set, Marine Girls, Everything But The Girl, Eyeless In Gaza, Thomas Leer, The Passage, Joe Crow (Compulsion, la fameuse chanson reprise quelques années plus tard par Martin Gore)… Pour résumer, je ne m’en suis jamais remis.

Felt, donc. Une histoire à la fois simple et complexe, celle d’un homme littéralement obsédé par la culture pop – oui, dans le sens warholien, toujours. Une histoire qui commence vers 1976, quand la mouvance punk et son esprit DIY s’imposent en Grande-Bretagne, bottent le derrière d’une scène musicale ronronnante et donnent des idées à nombre d’adolescents désœuvrés – la liste est trop longue pour n’en citer que quelques-uns. Qu’ils soient d’Edimbourg ou de Liverpool ; de Manchester ou de Glasgow ; de Leeds ou de Sheffield. Et même de Birmingham. C’est dans cette ville du nord de l’Angleterre que Lawrence assiste, au printemps 1977, à la tournée Idiot d’Iggy Pop – accompagné entre autres par David Bowie au clavier –, un événement qui s’avérera être un véritable catalyseur, pour lui comme pour tant d’autres. Les nouveaux groupes émergent d’un peu partout, les labels indépendants également – on ne le sait pas encore, mais à la fin des années 1970, ces derniers seront le creuset des tendances musicales du futur : Mute, Factory, Fast Product, Postcard, Rough Trade… Depuis la bourgade de Water Orton, Lawrence pique un nom (mais pas que…) dans une chanson du Marquee Moon de Television – Venus : “How we felt (did you feel low?)” –, s’achète guitare et ampli, imagine un label – Shangaï Records (deux références au compteur) – et publie en 1979 le 45 tours Index – qu’on qualifiera de minimaliste. Faux départ. Quelques mois plus tard, le jeune homme cherche à détruire tous les exemplaires dudit disque et fomente son plan : cette fameuse règle des trois dix qu’il compte mener à bien – pari qu’il réussira avec la sortie dans les derniers soupirs de 1989 de l’album Me & A Monkey On The Moon dont le graphisme 70’s et les chansons autobiographiques annoncent en fait la suite des aventures imaginées par Lawrence (mais c’est une autre histoire). Encore aujourd’hui, peu importe de savoir si l’homme a inventé ce plan en cours de route ou s’il l’a vraiment anticipé. Car, vrai ou faux, ce désir nourrit en partie cette fascination qui perdure depuis quatre décennies – et ce n’est sans doute pas fini. Mais, même si l’on ne peut s’empêcher de penser à la réplique finale du western de John Ford, L’Homme Qui Tua Liberty Valance (1962) – “Quand la légende dépasse la réalité, on imprime la légende” –, cela ne saurait occulter la vraie raison qui fait de Felt un groupe si différent. Pour moi, en tout cas.

Dans mon univers, Felt est un groupe “passeur”. En prenant un peu de recul, je me suis aperçu que tous les artistes avec lesquels j’ai grandi et / ou que je suis compulsivement (au hasard, et parmi quelques autres : New Order, The Pale Fountains, The Go-Betweens, Saint Etienne, Moose…) ont cette dimension “pédagogique”. Car, hier comme aujourd’hui, se plonger dans le parcours rocambolesque et dans la discographie de Felt revient à dérouler le fil d’une pelote extravagante, où les époques, les arts (majeurs, mineurs), les lubies s’entrecroisent au gré des envies d’une tête pensante, qui, tout en additionnant génie et minutie, rêvait de gloire. Pourtant, à l’époque, ce garçon à la gueule d’ange va tout faire, pour saborder une popularité qui lui a parfois tendu les bras l’espace de quelques minutes – le single homérique Primitive Painters, enregistré en compagnie de “la voix de Dieu”, Elizabeth Fraser des Cocteau Twins… Le principal intéressé s’en est toujours défendu, mais ne le croyez surtout pas. Réaliser un album exclusivement constitué d’instrumentaux de moins de deux minutes (Let The Snakes Crinkle Their Head To Death, rebaptisé The 17th Century dans la prochaine série de rééditions) juste après un single d’une évidence absolue (The Ballad Of The Band, en guise d’adieu à l’un des artisans du son Felt première période et de la “ligne claire” en général, le guitariste Maurice Deebank) relève du Commercial Suicide – pour paraphraser Colin Newman, le leader de Wire, groupe pour lequel Lawrence n’a jamais caché son admiration. Et que dire des acides gobés avant de monter sur scène devant une armée de directeurs artistiques prêts à sortir le carnet de chèques pour signer le groupe au mitan des années 1980 ? Résultat : Lawrence quitte la scène après une ou deux chansons et demande aux spectateurs de se faire rembourser. Vous l’avez deviné : Felt ne signera jamais sur une major, ni pour un pont d’or – contrairement à nombre de ses contemporains : Orange Juice, The Pale Fountains, The Smiths, The Weather Prophets, Primal Scream…

Mais encore une fois (il convient d’insister), le plus important se trouve ailleurs. À tous ceux qui se piquent et se piqueront d’un peu de curiosité, Lawrence offre les clés imaginaires d’un univers sans frontière. Car, agençant un puzzle musical et iconographique, il laisse maintes portes entrouvertes. Il suffit de les pousser pour partir à la découverte d’autres sphères — et constater qu’elles sont toutes peu ou prou liées. S’entourant souvent de confrères musiciens comme producteurs (Robin Guthrie des Cocteau Twins, Mayo Thompson des légendaires Red Krayola, feu Adrian Borland de The Sound), graphiste amateur pour certains de ses paires les plus fréquentables sous le nom Shangai Packaging Company (Peter Astor, Primal Scream, une compilation Creation Records, … lui-même), Lawrence multiplie les indices pour ceux qui souhaitent se prendre au jeu. Au débotté, on pourrait citer une pochette (The Splendour Of Fear) détournant à peine l’affiche célébrant la sortie anglaise du film Chelsea Girls d’Andy Warhol – oui, encore. Ou un instrumental nonchalant dédié à l’un des plus grands graphistes de l’histoire de la musique moderne (le génial William S. Harvey, artisan de la beauté des disques Elektra – au hasard, Forever Changes de Love). Ici, dans les paroles de Sunlight Bathed The Golden Glow, on croise un titre littéraire (A Season In Hell, d’après le recueil de poèmes d’Arthur Rimbaud – Une Saison En Enfer, en VF); là, on remarque une référence à Jack Kerouac (le titre de l’album Pictorial Jackson Review est un clin d’œil au nom du personnage principal du dernier roman de l’icône de la Beat Generation, Pic). D’un mannequin sixties ornant une pochette (et baptisant l’un des morceaux les plus obsédants du groupe, Penelope Tree) à un “hommage” au photographe new-yorkais Weegee (On Weegee’s Sidewalk, sur le deuxième album entièrement instrumental, Train Above The City), Lawrence donne ainsi sa vision d’une certaine culture pop. Où l’on évoque Erik Satie (le piano de Martin Duffy) ET Bob Dylan (l’orgue de Martin Duffy), où l’on “croise” Jésus et Gaudi, où l’on préfère Dennis à Brian Wilson (Be Still, sur le maxi Space Blues), où l’on reprend Wire (Outdoor Miner) ET Polnareff (Âme Câline, dans une version instrumentale baptisée Soul Coaxing), où l’on fricote avec Rose McDowall (moitié des Strawberry Switchblade, future Spell, collaboratrice de Coil ou Death in June) ET Sarah Cracknell (She Lives By The Castle, au cas vous l’ignoriez).

  

Bien évidemment, tout cela n’aurait aucun sens si Lawrence ne s’était pas affirmé au cours de ces dix années comme l’auteur ou coauteur de certaines des plus belles mélodies des années 80 – les brumes mélodiques de The Stagnant Pool, la fragilité acoustique de The Final Resting Of The Ark, pour n’en citer que deux. Quelque quarante ans plus tard, l’insuccès de Penelope Tree reste même l’un des grands mystères de cette pop dite moderne – cette intro ligne claire devrait être aussi connue que celles de Paint It Black ou You Really Got Me. Quant à Sunlight Bathed The Golden Glow, elle aurait dû être Just Like Heaven à la place de Friday I’m In Love – il suffit d’écouter l’intro à la basse des versions démo ou single pour mieux comprendre de quoi il en retourne et avoir envie d’aller frapper (à la porte de) Robert Smith. Dans le même ordre d’idée, All The People I Like Are Those That Are Dead aurait dû éclipser la discographie intégrale de Lloyd Cole. Bien sûr, je pourrai passer une année entière à égrener des exemples tous plus probants les uns que les autres – quitte à ce que d’aucuns finissent par stigmatiser ma subjectivité. Qu’importe, cela dit, puisque je me range du côté de l’universitaire amateur de pop indie, de vélo et de polars Alistair Fitchett (vous pouvez retrouver sa trace sur les réseaux sociaux): “Je ne pense pas qu’on puisse être autre chose que subjectif lorsqu’on parle de pop… Dès qu’on essaye d’être objectif, on se rend compte qu’on parle de… musique”.

Oui, Felt est donc plus qu’un groupe. Ce projet du seul Lawrence, passé maître dans l’art de s’entourer (sans les virtuoses guitariste Maurice Deebank et claviériste Martin Duffy, sans le batteur Gary Ainge, l’histoire aurait peut-être été autre – peut-être) est exactement ce que l’on espère, lorsque adolescent, on s’éprend de pop: il y est question de classe et de fierté, de secret et de talent, d’érudition et d’obstination, de charisme et d’obsession – le magnifique livre de photographies, publié en 2011 par First Third Books, résume tout cela à la perfection. Pochettes et titres frappant l’imaginaire (le premier mini-LP, Crumbling The Antiseptic Beauty, en guise de genèse bravache et d’influence iconographique), volte-face, interviews destinées à la postérité, petites phrases cinglantes et ambitions jamais revues à la baisse. C’est entre autre pour cela que Felt a fasciné (Bobby Gillespie, Phil King, Bob Stanley, les trois-quarts des groupes Sarah Records, Stuart Murdoch de Belle & Sebastian…) et continue de fasciner. De part et d’autre de la Manche, de part et d’autre de l’Atlantique – ces dernières années, c’est d’ailleurs sur le continent américain que se sont multipliés les héritiers, de Girls à The Pains Of Being Pure At Heart, de The Tyde au Holy Shit de Matt Fishbeck, d’Ariel Pink à Foxes In Fiction, de Real Estate à Donovan Blanc, de The Drums à Minks…

Et si cette incroyable odyssée intrigue encore malgré sa relative confidentialité, c’est également parce que Lawrence – ce Chet Baker de la scène indie (pour lui aussi, l’héroïne fut un temps sa femme et sa vie) – se refuse à faire bégayer l’histoire, contrairement à ses héros, qui ont (presque) tous fini par trahir ses idéaux, à commencer par le Velvet Underground ou Television, dont les retours au début des années 1990 restent d’une tristesse absolue. Bien sûr, me direz-vous, il ne faut jamais dire jamais. Rien, absolument rien n’est certain. Pourtant, il n’existe aujourd’hui aucune chance que Felt ne revienne un jour, physiquement, sur le devant de la scène. En ce sens, Lawrence, ancien SDF occupé à recoller les morceaux d’une vie partie à vau l’eau tout en se préparant à la sortie du quatrième album de Go-Kart Mozart, est l’ultime incarnation du radicalisme. Le dernier romantique.

Notes
• Certains passages de ce texte ont été publiés auparavant sur le webzine Teazine (www.tea-zine.com) lors de l’été 2011.
• Un livre sur Felt : La Ballade Du Fan par JC Brouchard (vivonzeureux.fr/ballade)
• Les précommandes pour la première série des rééditions (les cinq premiers albums) sont à passer sur le site de Cherry Red.

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