Quatre années d’activité et autant de traces discographiques – si on ajoute aux trois albums signés par le groupe Long Distance Information (1998), attribué à Tim Keegan & The Homer Lounge – et puis plus rien. Une trajectoire fulgurante et éphémère suivi d’une longue éclipse. Trop longue en tous cas pour tous ceux qui, au tournant des deux siècles, avaient découvert avec Departure Lounge une tentative, bien plus aboutie que chez la plupart de ses concurrents d’alors, pour célébrer la fusion entre le songwriting classique de l’indie-pop et les sonorités modernes des musiques électroniques. De temps en temps, on pouvait encore se consoler en entrevoyant les lueurs, intermittentes mais toujours étincelantes, du talent de Tim Keegan – deux albums solo, un par décennie, en 2007 et 2015. Juste de quoi entretenir la flamme du souvenir. Pour l’espoir, franchement, on n’y croyait plus vraiment. Jusqu’à ce que, entre deux confinements, la rumeur bruisse, enfle et se confirme : la comète disparue des radars finirait donc d’accomplir son improbable révolution. Transmeridian, le nouvel album de Departure Lounge réunissant les quatre membres d’origine existe bel et bien. Il sort même le 26 mars sur Violette Records. Mieux encore : la réalité du retour est à la hauteur de tous les fantasmes. Comme autrefois, on y entend des chansons mémorables que les instrumentaux inspirés emmènent en balade sous des climats musicaux dépaysant. Une manière pour Keegan et ses compagnons de bordée de boucler sur le tard, un cycle inachevé. Ou même, on se prend à y rêver avec lui, d’en amorcer, sur le tard, un nouveau.
Quand et comment vous est venu l’idée de cette reformation tardive ?
Tim Keegan : Il faut se souvenir que, quand nous nous sommes séparés en 2002, ce n’était pour les raisons habituelles qui conduisent généralement le groupes au split. Nous n’avions aucun désaccord musical. Ce n’est pas non plus que nous en avions marre d’être ensemble ou que nous avions envie de réaliser des projets solos très différents. C’est essentiellement parce que des contraintes liées à nos vies personnelles et familiales rendaient les choses trop compliquées. Departure Lounge n’est pas un groupe que nous avons créé quand nous étions adolescents, comme la plupart des groupes qui débutent. Nous avions déjà tous plus ou moins trente ans quand nous avons commencé. La plupart d’entre nous avaient déjà une vie de famille, un conjoint, des enfants. L’un des membres est parti s’installer aux USA et, à l’époque, il n’y avait pas de Zoom. La semaine dernière, nous avons enregistré une session pour la radio : chacun a pu enregistrer un fichier de son côté, l’ensemble a été mixé dans un endroit différent et le résultat sonne comme si nous avions tout joué dans la même pièce : c’est presque ridicule. Il y a vingt ans, c’était impossible.
J’imagine qu’il ne s’agit pas uniquement d’une affaire de technologie ?
Tim Keegan : Bien sûr que non, mais c’est tout de même très important. Nous avons tous les quatre continué à faire de la musique entre temps. Nous sommes restés amis pendant toutes ces années. En 2019, j’ai eu envie de marquer un peu le coup à l’occasion du vingtième anniversaire de la sortie de notre premier album, Out Of Here (1999). Bizarrement, certains de nos albums n’étaient pas encore disponibles sur les plateformes de streaming. A cette occasion, nous avons été conduits à signer un nouveau contrat d’édition qui nous a rapporté un peu d’argent. Pas assez pour ça fasse une grosse différence dans chacune de nos vies mais suffisamment pour que, si nous conservions toute la somme sans la répartir, nous puissions nous amuser un peu, tous ensemble. Nous avons donc décidé de dépenser cet argent pour acheter du temps en studio. Nous n’avions pas vraiment l’intention de faire un nouvel album, parce que nous ne pouvions pas nous offrir plus de quatre jours. Lindsay Jamieson, le batteur, habite toujours à Nashville. Il a donc fallu tout condenser en une seule visite. Nous avons joué deux concerts pour l’anniversaire de Out Of Here, à Londres et à Brighton, et le reste du temps, nous l’avons passé en studio.
C’était donc la première fois que vous vous retrouviez tous les quatre depuis presque vingt ans : le rodage n’a pas été trop long ou difficile ?
Tim Keegan : Non, pas du tout. Je crois que nous sommes tous restés très attachés à ce groupe d’une certaine manière. En tous cas, dès que nous avons commencé à répéter en studio, nous avons pu constater que l’alchimie était vraiment intacte. Nous nous sommes sentis complètement libres : nous n’avions aucune pression, nous n’avons même pas réfléchi au genre de musique que nous souhaitions jouer. Tout s’est mis en place très naturellement. Au départ, nous avions vaguement en tête d’enregistrer la suite de Jetlag Dreams (2001), notre album instrumental. Nous avons donc commencé par improviser pendant toute une journée. Nous nous sommes réunis le lendemain matin et, en réécoutant ce que nous avions fait la veille, nous sommes tombés d’accord pour convenir qu’il y avait vraiment la matière pour un nouvel album. A partir du moment où nous avons pris cette décision, l’ambiance a un peu changé : il ne nous restait déjà plus que trois jours et il fallait donc que nous soyons beaucoup plus disciplinés pour tirer le meilleur parti possible de ce que nous avions déjà enregistré. Fini l’improvisation : il a fallu vraiment travailler plus sérieusement. Quand nous avons quitté le studio, tout l’album était terminé et entièrement mixé. Le seul élément que nous avons rajouté après coup, c’est la guitare 12 cordes de Peter Buck sur Australia.
Pourquoi ?
Tim Keegan : Dès que j’ai réécouté la première ébauche de cette chanson, j’ai immédiatement pensé que ça ressemblait beaucoup à un morceau de R.E.M. mais auquel il manquait l’élément le plus important. Il fallait un peu de Rickenbacker 12 cordes et il n’y a qu’une seule personne au monde capable de maîtriser l’instrument – enfin, à part Roger McGuinn, mais c’était plus compliqué. (Rire.) Il fallait que ce soit Peter Buck. Je le connais un peu et nous avions joué ensemble récemment, dans un petit festival en Norvège. Je lui ai envoyé la chanson, il l’a bien aimée et… voilà !
Comment l’as-tu rencontré pour la première fois ?
Tim Keegan : C’était il y a très longtemps. En 1991, je suis allé jouer à Athens en Géorgie avec mon premier groupe, Railroad Earth. Ils sont tous venus nous voir en concert et nous avons discuté un peu. Nous ne sommes pas devenus amis intimes pour autant mais il y avait encore, à l’époque, ce sentiment agréable et partagé d’appartenir à une même communauté musicale. Les gens qui avaient les mêmes goûts avaient tendance à se regrouper assez vite. Je l’ai recroisé ensuite, de temps en temps. C’est extrêmement agréable d’avoir l’occasion de jouer avec des gens qui ont beaucoup compté dans ma formation musicale, que ce soit avec Peter Buck ou Pat Fish, l’année dernière, en France. Quand j’ai commencé à écrire des chansons, j’étais fan de R.E.M. ou de The Jazz Butcher. J’étais à l’université au milieu des années 1980, à l’apogée de la scène indie-pop, et c’était merveilleux d’écouter tous ses groupes et de pouvoir les faire venir ensuite en concert. Ce n’était qu’une très petite salle dans les locaux de l’université mais je me souviens parfaitement des concerts de Primal Scream, de Martin Stephenson ou de The House Of Love.
J’imagine que la contrainte de temps – trois jours pour boucler complètement un album – a eu des conséquences sur certains choix musicaux ?
C’était un peu dur quand il a fallu veiller toute la nuit mais nous avons dormi pendant trois jours après. Franchement, je ne pense pas que nous aurions fait un meilleur album si nous avions eu trente jours devant nous. Parfois, c’est mieux d’avoir des échéances assez strictes, surtout pour ce qui me concerne. En tant qu’auteur, j’ai toujours trouvé que c’était très facile de commencer une chanson, mais beaucoup moins aisé de la terminer. Au fil des ans, j’ai fini par accumuler des centaines et des centaines de brouillons et d’esquisses qui sont restés inachevés. Peter Miles qui a coproduit l’album nous a bien aidé à respecter la deadline et à maîtriser le chronomètre. Nous ne le connaissions pas mais il s’est parfaitement adapté à nos méthodes de travail. Il est très réactif et surtout, il nous a encouragé à insister sur certains morceaux quand il sentait qu’il y avait quelque chose d’intéressant en gestation. C’est un talent que possèdent les bons producteurs : ils savent prendre du recul au bon moment et percevoir quelque chose que l’artiste n’entend pas nécessairement quand il est plongé dans le détail de la création et qu’il a le nez dans le guidon.
Toutes les chansons ont aussi été écrites pendant ces quelques jours ?
Toutes, oui. A l’exception de Mercury In Retrograde qui est une vieille chanson. Elle date du début du siècle mais nous ne l’avions jamais enregistrée parce que Kid Loco ne l’aimait pas, quand il produisait Too Late To Die Young (2002). Au fur et à mesure, il nous a semblé intéressant d’associer ces deux aspects – les parties instrumentales plus improvisées et les chansons un peu plus structurées – parce que c’était aussi une manière de réconcilier les deux facettes de la personnalité du groupe. Ce sont des éléments qui ont toujours été présents, à des degrés divers, sur nos albums. Ce qui est difficile, c’est de les associer au sein d’un ensemble cohérent : c’est ce que nous avons essayé de faire sur l’album. En tous cas, je crois que c’est ce qui le rend plus intéressant, davantage que s’il n’y avait que des chansons folk ou que des instrumentaux.
Je ne sais pas très bien comment le formuler mais, en écoutant l’album, j’ai eu l’impression que l’alternance entre les deux types de morceaux vous avait permis d’emmener les chansons en voyage, en les plongeant dans des atmosphères et des climats moins familiers.
Ça me paraît assez juste. L’album est conçu comme un voyage.
Ce thème du voyage a toujours été très présent dans l’œuvre de Departure Lounge et même dans tes albums solos.
C’est exact. De façon plus ou moins inconsciente, je crois que ce sont les voyages qui m’ont donné envie de faire de la musique et qui m’ont toujours inspiré depuis le début. J’ai toujours eu envie de voyager. Mon père était pilote d’avion – Transmeridian est d’ailleurs le nom d’une des compagnies pour lesquelles il a longtemps travaillé. Je n’ai jamais été très intéressé par le pilotage – à sa grande déception. Mais j’ai toujours eu la passion des voyages, de l’aventure que constitue la découverte de nouveaux lieux, de nouvelles langues, de nouvelles formes de communication. La musique m’a permis d’assouvir cette passion, grâce aux tournées notamment.
Tu as déjà évoqué tes références en matière de songwriting. Pour ce qui est de la musique instrumentale, quels ont été tes principaux repères ?
Je ne me suis jamais vraiment considéré comme un musicien avant de jouer avec Departure Lounge. Et même au sein du groupe, j’ai toujours eu tendance à me considérer plutôt comme un songwriter parce que les trois autres sont de bien meilleurs musiciens que moi. J’écoutais pas mal de musiques de film quand j’étais plus jeune, beaucoup d’Ennio Morricone. J’aime beaucoup les scores de Mark Mothersbaugh pour les films de Wes Anderson. J’ai toujours aimé ces atmosphères musicales très oniriques que j’ai aussi retrouvées plus tard chez Air ou Kid Loco. Quand nous avons commencé, à la fin des années 1990, c’est ce que nous avons essayé de faire en donnant à mes chansons pop classiques non seulement une certaine forme de groove issu des musiques électroniques, mais aussi une dimension musicale supplémentaire, ou les atmosphères sont aussi importantes que la chanson. Un peu comme chez Brian Eno ou Spiritualized. C’est devenu très commun avec le temps. Je viens de lire le dernier ouvrage de Tracey Thorn et elle constate aussi que l’idée selon laquelle la pop peut aussi être une musique très atmosphérique s’est peu à peu imposée comme une évidence au XXI° siècle. Mais, au milieu des années 1990, au moment où Everything But The Girl a emprunté cette direction – celle que nous avons aussi essayé de suivre – c’était encore très novateur.
Est-ce que tu fais appel à des références visuelles quand tu composes ce genre de musique qu’on qualifie communément de cinématique ?
Non, pas tellement. Ce sont toujours les sons et les émotions qui dominent au moment où je travaille sur ce genre de morceaux. J’aurais bien aimé travailler pour le cinéma mais ce n’est pas pour autant que les images accompagnent le travail de création musicale. C’est ce qui me paraît le plus intéressant. Nous avons tous des ennuis et des sujets de préoccupation dans notre vie de tous les jours et la musique est une manière d’extérioriser et d’exprimer les émotions qui y sont associées sans passer par des mots où même par des images précises. C’est justement ce qui permet à une bonne musique de film d’augmenter le pouvoir évocateur de l’image. C’est ce genre d’émotion que nous avons essayé de saisir au fil de nos séances d’improvisations collectives. D’ailleurs, c’est ce qui fait aussi le lien entre les instrumentaux et les chansons : même les paroles sont issues, pour beaucoup d’entre elles, de bribes de conversations que nous avons pu avoir en studio et que j’ai notées sur le vif pour m’en inspirer et les retravailler ensuite. C’est pour cela qu’il était important à mes yeux que les textes apparaissent en même temps que la musique, et qu’ils ne soient pas uniquement rédigés à partir de mon seul point de vue.
Quelles sont tes attentes aujourd’hui au moment de sortir un album ?
En vieillissant, on prend sans doute davantage de recul. La perspective s’étend aussi avec les années et on tend à accorder davantage d’importance au relations les plus significatives et les plus durables. Je suis particulièrement heureux que cette relation-ci ne soit pas simplement inscrite dans l’histoire ancienne mais qu’elle puisse s’épanouir aussi au présent. Et peut-être même se prolonger encore, qui sait ?