C’est une constante rassurante de l’existence : quoiqu’il arrive, il y a toujours un disque de Deerhoof qui vient de sortir. Et privé de ses habituelles tournées mondiales, le groupe a été fort occupé cette année : un live, une compilation de raretés, et, au printemps dernier, leur album Future Teenage Cave Artists, sympathique retour aux affaires du quatuor après une légère traversée du désert – et encore, à peine un désert, plutôt un terrain vague. Mais avec leur second LP de 2020, Love-Lore, sorti en totale indépendance fin septembre, c’est sans aucun doute l’une de ses plus incroyables démonstrations de force que balance comme si de rien n’était Deerhoof, sa plus belle réussite depuis des lustres (Breakup Song en 2012, plus loin que ça si vous faites la fine bouche). Et c’est un… album de… reprises ?!?
Qu’on se rassure, un bref regard sur la tracklist de Love-Lore suffira pour rassurer quiconque aurait pu craindre un simple divertissement de fin de carrière, chaque nouveau nom ne faisant que grossir l’envie d’entendre à quoi pourrait ressembler une telle arche de Noé de la musique du XXe siècle : Morton Feldman, Silver Apples, Sun Ra, Pauline Oliveros, B52’s, Stockhausen, Ornette Coleman, Voivod, The Police, Parliament… Un casting que Deerhoof convoque dans cinq medleys (!) dont le plus long dure pas moins de dix-neuf minutes (!!). D’abord joué sur scène en août 2019 à l’occasion du festival de musique contemporaine Time:Spans (sous le nom In All Languages: Deerhoof Plays Hits of the 50s, 60s, 70s, 80s, and 90s), ce grand ensemble a été réenregistré en studio le lendemain par le groupe afin de mettre sur bande un projet aussi impensable. Et le résultat, Love-Lore, est un miracle. Une épaisse tapisserie d’influences et d’échos dissonants, dont le spectre démesuré semble pourtant absolument évident pour des gens aussi malin que ceux de Deerhoof. Des décennies, entre pop et avant-garde, réinventées par un groupe qui ne sonne comme aucun autre, explosant d’inventivité à chaque seconde. Un voyage dans le temps, dans les échos de mondes enterrés et de futurs jamais venus, mais une plongée surtout dans l’oreille d’un quatuor, sa façon d’entendre les sons, et qui existe autant comme un pont entre mille rives que comme un trou noir qui aspirerait tout. La possibilité folle de se représenter un monde où tous les groupes seraient Deerhoof, avec le medley comme concentration de tout un univers sonique en une minuscule tête d’épingle.
Pas une fois l’exercice de la reprise n’entraine une moue boudeuse face à des versions plus ou moins photocopiées d’originaux intouchables. Non, ici, c’est déjà un gros coup de chance si vous arrivez à reconnaître les titres, tant l’exercice, dont la complexité se ressent rien qu’à l’écoute, s’apparente à une énorme mixtape bricolée par un groupe qui n’avait pas ses disques préférés sous la main, juste ses propres instruments. Des 43 morceaux convoqués, Deerhoof n’en extrait parfois que des bribes (la reprise du Cars de Gary Numan correspond ainsi à la fin du riff principal du couplet, jouée une seule fois à la fin du deuxième medley – ça dure une seconde et demi) ou simplement des concepts (principalement pour les pièces avant-gardistes, même si le groupe assure « reprendre note pour note » des extraits de Improvisation de Derek Bailey). Un grand fatras d’idées et de directions, mais joué par le groupe comme si c’était ses propres morceaux, digéré par ses éléments-signatures – la voix bienveillante de Satomi Matsuzaki et ses basses rondes, les duels de guitares de John Dieterich et Ed Rodriguez dans chaque oreille, la batterie cinglante de Greg Saunier. Et avec souvent une puissance et un panache qu’ils n’avaient pas affiché depuis les années 2000, offrant de nombreux breaks absolument explosifs (la reprise du thème des Jetsons en punk-rock, qu’on croirait sortie des sessions d’Apple O’)
Partout, l’émerveillement, tant Deerhoof comprend ce qu’est finalement la seule chose à demander à quiconque veut faire des reprises : ouvrir d’autres dimensions et écrire sa propre histoire. Une publicité de Raymond Scott pour la compagnie électrique Ohio Bell est récitée sur le thème de K 2000 puis bifurque d’un coup sur une relecture en feu d’artifice du vieux tube disco Electric Avenue de Eddy Grant. Ailleurs, entre deux versions bizarres d’une BO de Star Trek, ils enchainent Wonderful des Beach Boys avec le Rainbow Connection du premier film des Muppets. Et quand, à la fin, au milieu d’une version cristalline de All Tomorrow’s Parties éclate soudain la mélodie principale du Example #22 de Laurie Anderson, en dehors de l’émotion toute bête de voir Lou et Laurie réunis à nouveau, c’est la brillance de cette union évidente qui élève une excellente reprise en un moment de grâce. Nos hiers transformés en épopée, dans les pages d’un livre d’histoire passé à la broyeuse.