La figure du musicien-théoricien a toujours été singulière dans le domaine des musiques populaires : de Brian Eno à David Grubbs ou David Toop, elle a le plus souvent concerné ce lieu plutôt marginal qui a assumé un certain dialogue avec les musiques expérimentales et autres gestes avant-gardistes. Tout se passant comme si l’impératif de réflexivité ne pouvait concerner que cette figure du créateur fréquentant le bord le plus « savant » des pratiques musicales contemporaines : Eno, dans la préface qu’il consacre au classique Experimental Music de Michael Nyman, parle en effet d’une « musique hautement intellectuelle », d’une « expérience spirituelle qui, dans les faits, était un terrain où nous pouvions exercer, mettre des propositions philosophiques en pratique ou nous approprier des procédés fascinants et ludiques. » (p. 10.) L’élaboration de concepts, la mise en œuvre d’hypothèses théoriques, allant ici de pair avec cet archétype de l’artiste chercheur et inventeur de formes. Et à ce titre, la figure de David Byrne ne nous semble pas déroger à la règle.
Que ce soit comme membre fondateur et leader de Talking Heads – formation emblématique du New York arty punk/post-punk du tournant des années 70-80 -, avec son œuvre solo, ou encore par ses diverses collaborations et incursions dans le domaine des arts visuels ou scéniques, il incarne de manière quasi idéal-typique cette figure du musicien-artiste à l’œuvre cérébrale, conceptuelle et sophistiquée. D’où le caractère au premier abord évident d’un tel livre-somme, Qu’est-ce que la musique ?, publié par la maison d’édition MC Swenneys, fer de lance d’un certain renouveau de la fiction US et habituée aux projets ambitieux et novateurs. Rien d’étonnant à ce que David Byrne, déjà auteur de plusieurs essais, se soit lancé dans une telle entreprise : comme il peut l’indiquer à la toute fin du chapitre qui clôt son étude « panoramique » et érudite, il en va de l’exploration d’une « géométrie de la beauté » (p.421), une formulation qu’il mobilise en convoquant les expérimentations formalistes de l’écrivain britannique J.G. Ballard afin de souligner la radicalité d’une entreprise toute entière vouée à l’exploration de la musique comme concept.
Si on le rapporte à un autre travail important paru ces dernières années à propos des musiques populaires, le Dialectique de la Pop d’Agnès Gayraud, le propos de David Byrne s’avère toutefois moins concerné par le domaine précisément déterminé de l’esthétique philosophique, pour lui préférer celui d’une évocation de l’objet « musique » liant une expérience biographique de praticien à des recherches à propos de ses conditions d’émission et de réception. « Il ne s’agit pas d’un récit autobiographique sur ma carrière de chanteur et de musicien, mais ma compréhension de la musique s’est naturellement approfondie au fil des années passées à enregistrer et à me produire sur scène. J’ai puisé dans cette expérience pour illustrer conjointement les évolutions de la technologie et celles de ma pensée sur les enjeux de la musique et de la performance. (…) Faire le récit de mes performances est une façon de retracer le développement d’une philosophie en perpétuelle construction. » (p. 8) L’ambition de David Byrne dans Qu’est-ce que la musique ? est en effet caractérisée par la dimension empirique d’une démarche qui puise ses matériaux au cœur même du processus de production de l’œuvre musicale. Dans un chapitre intitulé « Au studio d’enregistrement », son parcours discographique, de Talking Heads à American Utopia (2018) en passant notamment par My Life in the Bush of Ghosts (1981) est en effet évoqué avec pour ligne directrice la question du statut reproductible et technologiquement médiatisé des créations musicales – « une grande partie du processus créatif entre les mains du producteur, du monteur et de l’ingénieur du son » (p. 183). De même pour ce qui concerne les principales séquences de son étude comme celles consacrées à l’impact des technologies analogiques et/ou numériques d’enregistrement, à l’industrie musicale, à l’architecture des salles de concert, ou encore aux conditions socio-culturelles de développement d’une scène (avec pour exemple le Manhattan du Bowery / CBGB) : la portée des thématiques explorées par David Byrne renvoie à cette idée d’une matérialité de l’expérience musicale qu’il faut appréhender en liaison étroite avec une théorie de ses formes de reproductibilité. Mais, et c’est toute la singularité du livre de Byrne, ceci en ne sacrifiant pas pour autant le caractère sensible d’une démarche dont l’évocation se révèle ici fascinante : c’est tout un pan de l’histoire de la new wave et du post-punk dans leur versant le plus audacieux, ce formidable ilot de créativité qu’a pu être le Downtown Manhattan du tournant des années 1970-1980, ou encore une carrière solo aventureuse qui a notamment exploré l’espace non-occidental, qui sont ici évoqués depuis un poste d’observateur et d’acteur privilégié. Le fil tendu dans Qu’est-ce que la musique ? est certes bien celui de l’évocation quasi-encyclopédique d’un objet, mais ceci en évitant sa mise à distance ou neutralisation pour lui préférer la générosité et l’ouverture d’une démarche qui va jusqu’à se réapproprier la figure de « l’amateur » : « La musique est bien une force morale lorsqu’elle est intégrée à la trame d’une communauté toute entière. » (p.369)
Force est dès lors de constater que l’objectif visé par David Byrne est ici celui de la mise en perspective de l’une des formes artistiques majeures de notre époque, en en déclinant les modes d’approches théoriques bien évidemment, mais aussi, et c’est à notre sens ce qui rend Qu’est-ce que la musique ? indispensable, en réactivant l’immédiateté sensible d’une expérience. Et c’est bien ce qu’on était en droit d’attendre de la part d’un créateur à qui l’on doit deux œuvres aussi décisives que Remain In Light (1980) ou My Life in the Bush of Ghosts, excellant dans leur association de l’abstraction avant-gardiste et de l’évidence spontanéiste pop.