Bien sûr qu’il est essentiel de faire des listes. L’énumération n’a pas que du dérisoire : la lecture de Haute Fidélité de Nick Hornby (1995) n’a rien révélé sur ce point ; elle n’a fait que confirmer à l’âge adulte ce que l’on savait depuis l’enfance. Le désir est toujours passé par là : des traces écrites, comme une manière de hiérarchiser pour minimiser les frustrations potentielles, donner une profondeur de champ aux envies avant même de les assouvir, et surtout trouver un plaisir à part entière dans ces préliminaires qui laissent en suspens, le plus longtemps possible, l’acte éphémère de consommation sous contrainte budgétaire plus ou moins stricte. Les listes comme étape essentielle vers la jouissance. Cela a bien sûr commencé par les cadeaux – Noël, les anniversaires – mais les plus marquantes sont vite devenues les plus ciblées lorsque se sont succedées – ou entassées – les passions pour les collections et leur horizon jamais atteint d’exhaustivité : les numéros de Special Strange manquants qu’on allait parfois exhumer chez les bouquinistes des quais de Seine, les vignettes autocollantes des albums Panini, les timbres, les boîtes en métal. Et puis les disques – beaucoup, trop, encore aujourd’hui – qui ont rapidement supplanté à peu près tout le reste.
Sans connaître Rémi Vaissière, on devine d’instinct qu’on a, à l’évidence, partagé avec lui un peu plus que des goûts et même davantage que quelques titres en commun dans ces énumérations et autres palmarès anecdotiques. Il y a, en effet, quelque chose de très touchant – de rassurant, presque – dans l’énergie qu’il déploie aujourd’hui à perpétuer un peu de cette ferveur méticuleuse et exclusive pour une forme musicale exigeante et référencée – la power pop – qui, sans aucun doute, est née il y a plusieurs décennies. Dans la plupart des vies, il ne subsiste aujourd’hui de cet enthousiasme enfantin et adolescent qu’une collection de disques démesurément encombrante. Rémi Vaissière a eu l’excellente idée d’y puiser la matière première de ses chansons et de façonner une œuvre à part entière. C’est beaucoup mieux.
Les listes donc. C’est ce qui saute d’emblée aux yeux – ou plutôt aux oreilles. Vaissière semble ainsi avoir composé le générique plantureux de ce troisième album de Cheap Star avec ce mélange d’application sérieuse et de fantaisie onirique qui nous animait autrefois lorsque nous inventions notre équipe de foot idéale ou notre écurie de super-héros rêvée : celles dans lesquelles, sans le moindre souci de cohérence éditoriale, économique ou chronologique, viendraient simplement collaborer les plus forts et les plus cools. En l’occurrence, ils ont tous accepté de se prêter au jeu et cela en dit déjà long sur l’estime qu’ils portent à leur fan français, désormais adoubé au rang de pair. Le guitariste des Posies, le batteur de Fountains Of Wayne, les leaders de Nada Surf et des Jayhawks, le claviériste de Jellyfish et même le producteur de R.E.M. : tous ont consenti à se ranger quelques instants sous la même bannière, et c’est celle de Cheap Star. Il faut avoir l’échine solidement charpentée pour résister, dans ce contexte, à la tentation du selfie musical permanent et pour ne pas s’effacer devant les idoles envahissantes. Pourtant, Wish I Could See n’est pas tant un disque d’hommage qu’une condensation de toutes ces passions adolescentes lentement stratifiées. Les onze chansons tiennent debout par elles-mêmes, sans besoin de tuteurs encombrants ou de références trop ouvertement appuyées. Leurs tonalités souvent mélancoliques sont désormais appelées à surligner des émotions d’adulte et cela n’est pas pour nous déplaire. Le romantisme naïf a cédé le pas devant d’autres préoccupations, d’autres sentiments : le temps s’écoule et il est devenu aussi capital qu’illusoire de s’interroger de ce que ce flux laisse subsister. Lifetime, You Don’t Wanna Change, Holding On : l’impermanence est au cœur de bien des titres. Les mélodies aussi dans ces compositions subtiles, particulièrement mises en valeur par grâce à l’appoint constant de Jon Auer. Pour le reste, Vaissière sait très bien ce qu’il doit attendre de chacun et organise donc le travail collectif en conservant, seul, son cap bien défini : le contrechant discret de Matthew Caws sur ce Flower Girl qui rivalise avec les meilleurs tubes de Nada Surf ; une ligne de piano signée Roger Joseph Manning Jr. qui enlumine avec à propos You Don’t Wanna Change. Et si tout n’est pas toujours aussi parfait, Cheap Star tient cependant la dragée haute à tous ses maîtres – et même avec leur consentement éclairé : qu’attendre de plus d’une existence consacrée à l’accumulation puis à la restitution des passions musicales ?