Blonde Redhead a beau avoir eu une carrière en dents de scie, il font partie de ces groupes à qui on donne systématiquement une chance à chaque album. Le côté brouillon et référencé des débuts a laissé place progressivement à une musique personnelle et moins dense, dont beaucoup pensent que les sommets sont Misery is a Butterfly et 23. Mais ne rentrons pas dans un débat sur la meilleure période du trio, là n’est pas l’essentiel. Car même lorsque l’on sent que l’inspiration leur échappe parfois, quelque chose d’attachant et d’unique se détache de leurs chansons. La réussite de Sit Down For Dinner, album à la finesse mélodique épatante, est en ce sens une très belle surprise. Kazu ne s’en cachait pas lors de la promotion d’Adult Baby, son premier album solo, les relations au sein de Blonde Redhead n’étaient pas au beau fixe. Elle tentait d’imposer sa vision aux jumeaux Amedeo et Simone qui en plus de ne pas se précipiter pour se remettre au travail, ne comptaient pas lui laisser une trop grande liberté. A lire cet entretien, on comprend que le groupe revient de loin. Les envies ne sont plus les mêmes, la musique passe parfois au second plan faute de vouloir faire des sacrifices ou simplement d’y trouver de l’intérêt. En ce sens, Sit Down For Dinner est un petit miracle, et on ne remerciera jamais assez Kazu de s’être battue pour que ce disque existe. En lisant entre les lignes de cette interview, entre contradictions et aveux, vous comprendrez vite pourquoi.
A part quelques singles vous n’avez pas donné beaucoup de nouvelles depuis votre dernier album en 2016. Quelle en est la raison ?
Kazu : Nous avons continué à faire de la musique, que ce soit avec Blonde Redhead ou avec d’autres projets. Ce n’est pas compliqué car avec nous, tout tourne toujours autour de ça. Je reçois beaucoup de propositions de collaborations, mais je ne m’investis que pour des artistes que je respecte ou que j’admire, comme Sam Evian ou Ian Chang. C’est important pour moi de sortir de la bulle Blonde Redhead. J’ai également franchi un grand cap en sortant un album solo.
Amedeo : Nous avons été beaucoup moins productifs que Kazu. De mon côté, j’ai principalement effectué des travaux dans une vieille cathédrale. Ça m’a pris beaucoup de temps. Dès que j’avais un moment de libre, je me consacrais à Blonde Redhead. La seule exception a été la production de l’album d’un ami italien, Francesco Bianconi. Mon projet le plus récent a été de collaborer à un opéra sur Le Petit Prince avec l’orchestre de Budapest. Malheureusement, je ne pourrais pas assister aux représentations car Blonde Redhead sera en tournée.
Vous avez par contre tourné régulièrement pendant cette période. Pour quelle raison ?
Amedeo : Parce que c’est notre source de revenu principale. Quand une opportunité se présente, nous la saisissons. Les tournées nous demandent beaucoup de travail, mais elles maintiennent le groupe en vie musicalement. Je pense que Kazu et Simone seront d’accord pour dire que nous détestons autant les tournées que nous les adorons.
Vous avez commencé à jouer deux titres du nouvel album, Sit Down For Dinner part I & II, en concert dès février 2022. Etaient-ce ces titres qui ont donné le ton à Sit Down For Dinner ?
Kazu : Pas vraiment. C’était simplement les deux nouveaux titres les plus faciles à jouer à cette époque. J’aime offrir un nouvel espace à mes chansons. Les jouer en live m’a permis de réaliser la dimension qu’elles pouvaient avoir. J’étais terrifiée à l’idée de les jouer pour la première fois. Il fallait que je le fasse pour pouvoir passer à autre chose.
Amedeo : Les premiers titres composés étaient Kiss Her Kiss Her, Rest Of Their Lives et Sit Down For Dinner, dont le titre original était Tantrum à cause des parties vocales un peu folles.
Kazu : Je suis immédiatement tombée amoureuse de Kiss Her Kiss Her. Pour une fois je n’ai pas eu l’impression que nous l’avons créé dans la douleur. Peut-être parce que nous avons pris le temps nécessaire pour la peaufiner. Nous avons tous les trois réalisé que ce titre était spécial, donc chacun voulait s’investir à sa façon. J’ai dû me battre pour imposer ma vision. Il fallait garder l’essence, l’esprit ou le génie involontaire des premières ébauches. Je ne voulais pas répéter les erreurs du passé et ruiner des chansons prometteuses en surenchérissant en permanence pour tenter de les fignoler.
The Year Of Magical Thinking de Joan Didion est un livre qui touche au sublime tout en étant terrifiant. Pourquoi vous a-t-il bouleversé au point de vous en inspirer pour les titres Sit Down For Dinner Pt I & II ?
Kazu : J’ai lu ce livre sans savoir de quoi il parlait et il m’a pris par surprise. Je traversais une sale période à l’époque et je suppose que j’ai écrit ces chansons dans un état proche du désespoir. Heureusement et étrangement, la musique est plutôt positive et entraînante. Les paroles sont tout le contraire. J’aime ce grand écart. Je me suis dévoilée bien plus que d’habitude car le groove de la chanson me laissait l’espace de le faire. J’ai littéralement effectué une confession, c’est pour cette raison que j’y suis très attachée.
Vous donnez souvent l’impression de citer autre chose que de la musique pour parler de vos influences. Quelle en est la raison ?
Amedeo : La musique des autres ne nous inspire pas vraiment. Enfin plus maintenant. Nous en avons trop écouté. Notre force vient d’ailleurs. Des livres, de la peinture ou tout autre chose. Me concernant, les chansons me viennent souvent de façon inconsciente. Une chose est certaine, nous prenons la création très au sérieux.
De plus en plus, les groupes débutants se découragent facilement de l’industrie musicale tant il est difficile de percer ne serait-ce qu’un minimum et de vendre des disques. De votre côté, avec vos 30 ans de carrière, quelle est la réalité d’un groupe comme Blonde Redhead ?
Kazu : Pour nous rien n’a vraiment changé. Nous composons un album, trouvons un label et sortons le disque. Les contraintes sont les mêmes. Quand nous avons enregistré Misery Is a Butterfly, nous ne savions pas qui allait le sortir. Le seul changement vient du laps de temps entre les sorties. Nous sommes loin d’avoir un job où tu pointes à 9h et à 17h. Il faut être disponible à tout moment. J’ai arrêté de vivre dans la crainte du lendemain. Le seul point négatif à mon avis est de devoir donner des concerts ou composer quand tu n’en a aucune envie. Encore aujourd’hui, après une aussi longue carrière, j’ai du mal à réaliser la chance que nous avons d’avoir des fans qui écoutent toujours notre musique.
If parle justement du mal-être des gens qui dépassent la cinquantaine. Remettez-vous parfois en question l’envie de vivre de votre art ?
Amedeo : Je ne sais pas pour les autres membres du groupe mais je me remets de plus en plus en question. Je ne sais pas ce que je veux faire après ce disque ni avec qui je veux passer du temps. C’est peut-être lié au fait d’habiter New York… C’est génial pour tout ce qui concerne la musique, mais pour le reste, j’ai l’impression que c’est une lutte perpétuelle. Nous faisons de gros sacrifices pour la musique. Sans elle nos vies seraient peut-être meilleures.
Simone : Vieillir change nos process créatifs. On devient plus conscient de ce qui se passe autour de nous. Il m’arrive d’avoir envie de tout arrêter pour faire autre chose. Il est de plus en plus difficile de trouver de la magie dans la musique que l’on crée. J’essaie de trouver du plaisir ailleurs. En tentant de rendre mon logement confortable et joli, en préparant un bon repas, en travaillant le bois ou en réalisant des peintures. J’ai besoin de périodes de break musicaux pour encourager d’autres types de créativité. Ces derniers finissent toujours par alimenter ma musique. J’ai appris à me freiner. Plus jeune, je trouvais ça génial de ne vivre que pour la musique. J’avais tellement d’énergie. Quand j’ai commencé à apprendre la batterie, je ne pouvais penser à rien d’autre. Je voulais m’améliorer. Même quand je marchais, j’essayais de le faire en rythme.
Kazu : Je le dis presque à chaque fois, mais je pense vraiment que cet album sera notre dernier.
Il y a une nette cassure au niveau du son entre Barragan, votre avant dernier disque, et Sit Down For Dinner. Ce n’est pas la première dans votre carrière. Comment démarre le processus créatif chez Blonde Redhead, parlez-vous d’une direction à prendre, la laissez-vous venir à vous ?
Amedeo : Nous n’en parlons jamais.
Simone : Si ! Je me souviens avoir eu des conversations avec vous sur le type de disque que nous devions faire. Kazu savait déjà ce que devait être la prochaine étape pour nous, mais aussi des ébauches de chansons. Ce qui ne veut pas dire que nous allions écrire des chansons dans un certain style. Ça ne nous est jamais arrivé. Nous étions tous d’accord pour avoir des cordes, tester de nouveaux instruments et prendre plus d’une semaine en studio pour enregistrer. C’est moi qui imagine tout ça ?
Amedeo : Non, tu as raison. Mais nous n’évoquons jamais de directions musicales. Nous avons par contre très sérieusement évoqué le fait de partir du principe de tenter de faire un très mauvais disque et de voir ce que donnerait le résultat final. C’était juste pour expérimenter.
Simone : Je me souviens quand tu m’as annoncé que tu aimerais que la batterie sonne vraiment mal.
Amedeo : C’est parce que je souffrais d’insomnies à l’époque. Je regardais des peintures de Bob Ross pour m’endormir car je les trouve relaxantes. Il avait une émission télé pendant laquelle il réalisait des peintures en quarante minutes. Il ne se cachait pas qu’il ne mettait en avant qu’une seule chose dans ses peintures. Le reste était plus ou moins flou, presque bâclé. Je me suis dit : pourquoi ne pas tenter cette approche avec Blonde Redhead ? Ça aurait pu éviter la compétition entre nous pour sonner mieux que les autres.
Simone : On essayait juste d’aller de l’avant car la musique que l’on aime est nourrie de contrastes. Elle n’est souvent pas enregistrée en respectant les règles. C’est pourquoi les instruments sonnent étrangement. Et pourtant ça a du sens. C’est aussi parce que les moyens sont limités, que ce soit pour la qualité de l’enregistrement ou les instruments. Je pense que nous avons réussi à créer un album où toutes les chansons sonnent bien sans être complètement impeccables.
C’est sans doute votre album le plus parfait mélodiquement. Est-ce un point que vous avez vraiment travaillé ?
Kazu : Je suis d’accord sur la qualité mélodique car j’en suis particulièrement fière. Elles me venaient sans effort. Je me forçais à les finaliser tant qu’elles flottaient dans l’air pour ne pas les perdre. Par contre elles n’ont pas nécessité beaucoup de travail. C’est un miracle que j’y sois parvenue car nous sommes pollués au quotidien par la musique que nous entendons dans la rue, dans les supermarchés, à la télévision, chez des amis ou chez le médecin. A tel point que je me demande régulièrement si je ne déteste pas la musique. J’ai parfois envie que ce fond sonore s’arrête, que l’on retrouve un peu de normalité.